9.
En ce moment où nous sommes, où nous vivons, où nous savons que nous vivons, où nous sommes très-assurés de nous souvenir, de comprendre et de vouloir, en ce moment où nous nous flattons de si bien connaître notre nature, nous ignorons absolument la puissance de notre mémoire, de notre intelligence, de notre volonté. Un de mes amis d'enfance, nommé Simplicius, était doué d'une mémoire tellement prodigieuse, que sur notre demande il nous récita immédiatement et sans hésiter, en commençant par la fin, les derniers vers de chacun des livres de Virgile. Nous le priâmes de nous réciter les vers précédents, il le fit également, et nous avons toujours été persuadés qu'il aurait pu réciter Virgile tout entier dans l'ordre inverse, car nous l'avons interrogé sur tous les livres indistinctement, et toujours il nous a répondu. Nous tentâmes la même épreuve pour les discours de Cicéron, écrits en prose, et qu'il avait appris de mémoire; il récita, et en sens inverse, tout ce qui lui fut demandé. Comme nous nous répandions en louanges et en admiration, il nous attesta par serment qu'il ne s'était jamais cru capable de faire ce qu'il venait d'accomplir. Son esprit ne se connaissait donc pas une telle capacité de mémoire, et jamais il ne l'aurait connue, s'il n'avait pas été invité à en tenter l'épreuve. Pourtant, avant de tenter cette épreuve, il était bien le même homme; pourquoi donc s'ignorait-il lui-même?