A MARCELLA. SUR UN OUVRAGE DE RHÉTICIUS, ÉVÊQUE D'AUTUN.
Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 388.
Je lisais dernièrement les commentaires de Rhéticius, évêque d'Autun (c'est lui que l'empereur Constantin envoya à Rome, sous le pape Silvestre, dans l'affaire des Donatistes1 ), je lisais, dis-je, ses commentaires sur le Cantique des Cantiques, que les Hébreux appellent. Sirhasirim; et j'y ai trouvé plusieurs passages insipides; mais, ce qui m'a étonné, c'a été de voir un homme de son caractère, et d'ailleurs éloquent, prendre le mot tharsis pour la ville de Tarse, patrie de l'apôtre saint Paul; et l'or d'ophax pour saint Pierre, parce que cet apôtre est appelé Cephas dans l'Évangile. Rhéticius n'avait qu'à consulter l'Écriture sainte, et il aurait trouvé le mot de tharsis dans Ezéchiel, qui, parlant des quatre animaux mystiques, dit: « Les roues étaient de la couleur de tharsis2; » et dans le prophète Daniel qui dit du Seigneur: « Son corps ressemblait à tharsis ; » ce que Symmaque a traduit par le mot hyacinthe, et Aquila par celui de crisolite. Nous lisons encore dans les Psaumes : « Vous briserez les vaisseaux de tharsis par le souffle d'un vent impétueux. » Cette pierre que l'on nomme tharsis ou crisolite, est aussi du nombre de celles où étaient gravés les noms des tribus d'Israël, et que le grand-prêtre portait sur son rational. Enfin dans l'Écriture sainte le mot de tharsis est répété fréquemment.
Que dirai-je de celui d'ophaz? Le même prophète Daniel, après avoir passé trois semaines dans le jeûne et dans la tristesse , la troisième année de l'empire de Cyrus, roi des Perses, ne dit-il pas : « Et ayant levé les yeux je vis tout à coup un homme qui était vêtu de lin, et dont les reins étaient ceints d'une ceinture d'ophaz? » Car il y a parmi les Hébreux plusieurs sortes d'or. C'est pourquoi l'on s'est servi ici du mot d'ophaz, pour ne pas le confondre avec le zaab, qui, selon la Génèse, nait avec l'escarboucle.
Mais si le mot tharsis signifie, suivant plusieurs interprètes, la pierre crisolite ou l'hyacinthe dont Dieu, selon l'Écriture, a quelquefois emprunté les couleurs, pourquoi donc lisons-nous que le prophète Jonas voulait aller à Tharsis? et que Salomon et Josaphat, comme il est rapporté dans le livre des Rois, avaient coutume d'envoyer une flotte à Tharsis pour trafiquer? Il est facile de répondre à cette difficulté. Vous devez savoir que le mot tharsis a diverses significations, et qu'on le prend tantôt pour les Indes, et tantôt pour la mer dont les eaux sont bleues, et qui, frappée des rayons du soleil, reçoit la couleur et le nom de ces pierres précieuses. Cependant Josèphe croit que les Grecs, en changeant la lettre tan, ont pris tarse pour tharsis.
Il y a dans ces commentaires plusieurs autres explications ridicules. Il est vrai que le style en est châtié et élevé, caractère de l'éloquence gauloise; mais convient-il à un interprète qui doit écrire non pour faire parade de son érudition et de son éloquence, mais seulement pour faire comprendre à ses lecteurs les choses comme il les entend lui-même? N'avait-il pas les dix volumes d'Origène et les écrits des autres interprètes? ne pouvait-il pas consulter quelqu'un qui sût l'hébreu, et lui demander l'explication de ce qu'il n'entendait pas? Non, il a eu assez mauvaise opinion des autres pour croire qu'il n'y aurait personne capable de découvrir ses erreurs.
Ne me demandez donc pas ces commentaires, où je trouve beaucoup plus de choses à chanter qu'à approuver. Vous me direz sans doute que je les ai communiqués à d'autres; c'est vrai, mais la même nourriture ne convient pas à toutes sortes de personnes. Ceux que Jésus-Christ nourrit autrefois de pains d'orge dans le désert étaient plus nombreux que ceux qu’il nourrit de pain de froment. Les Corinthiens, parmi lesquels il s'était commis une impureté que les païens ne commettent pas; les Corinthiens, dis-je, dans cet état, ne reçoivent de l'apure saint Paul que du lait, incapables de supporter une nourriture plus solide. Mais pour les Ephésiens, dont la conduite est irréprochable, le Seigneur lui-même les nourrit d'un pain céleste, et leur découvre le mystère qui a été caché dans tous les siècles. N'ayez souci ni de la dignité ni de l'âge de ceux à qui j'ai fait voir ces commentaires, puisque Daniel tout jeune a jugé des vieillards; et que le prophète Amos, simple berger, n'a pas craint de s'élever contre les princes des prêtres.
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Il y a dans le texte: Ob causam montensium, c'est-à-dire, pour l'affaire des montagnards. C'est ainsi que l'on appelait les Donatistes, parce que ceux de leur parti qui étaient à nome tenaient leurs assemblées hors de la ville sur mie montagne, comme le rapportent saint Jérôme dans sa chronique; J. Optat, évêque de Milève, liv. II du schisme des Donatistes; et saint Augustin, ép. 42 et lib. de Hœoes. ch. 69, quelques-uns appellent même les partisans de Donat montagnards, parce qu'ils ont commencé à avoir une église à Rome sur une montagne. ↩
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On a cru devoir laisser dans la traduction de ces deux passages le mot de tharsis, afin de se conformer à saint Jérôme, qui fait voir ici que ce mot se trouve dans l'Écriture, quoique lui-même, après Aquila, l'ail expliqué par le mot crisolite, comme nous le lisons dans notre Vulgate qui porte: Ezecli., lib. 9, « Les roues paraissaient de la couleur d'une pierre de crisolite ; » et Daniel, lib. 6, «Son corps était comme la pierre de crisolite. » ↩