CHAPITRE III. Du voyage que fit sainte Paula avant de s'arrêter en Bethléem.
Etant arrivée à l'île de Pontia, si célèbre par l'exil de Flavia Domitilla, la plus illustre femme de son siècle, laquelle y fut reléguée par l'empereur Domitien à cause qu'elle était chrétienne, et voyant les petites cellules où elle avait souffert un long martyre, il sembla que sa foi y prit des ailes, tant elle se sentit touchée du désir de voir Jérusalem et les lieux saints, Elle trouvait que les vents tardaient trop à lever, et il n'y avait point de diligence qui ne lui semblât fort lente. Elle s'embarqua sur la mer Adriatique, et, passant entre Sylla et Crybde par un aussi grand calme que si c'eût été sur un étang, elle vint à Méthone, où mettant pied à terre sur le rivage, et avant redonné un peu de force à son corps si faible de son naturel , elle passa ensuite les îles de Malée et de Cythère, les Cyclades répandues dans cette mer, et tant de détroits où l'agitation des eaux est si grande à cause qu'elles sont pressées de la terre. Enfin, ayant laissé derrière elle Rhodes et la Lycie, elle arriva en Cypre, où s'étant jetée aux pieds du saint et vénérable Epiphane, il l'y retint dix ,jours, non pas, comme il le croyait, pour lui donner le temps de se rafraîchir du travail qu'elle avait souffert sur la mer, mais pour s'occuper à des œuvres de piété , ainsi que l'événement le fit connaître ; car elle visita tous les monastères de cette île, et assista le mieux qu'elle put les solitaires que l'amour et l'estime d'un homme aussi saint qu'était Epiphane y avait attirés de tous les endroits du monde. De là elle passa en diligence la Séleucie et vint à Antioche , où l'évêque Paulin, ce saint confesseur du nom de Jésus-Christ, la retint un peu par la grande charité qu'il avait pour elle. Quoique l'on fût alors au milieu de l'hiver, l'ardeur de sa foi surmontant toutes sortes de difficultés , on vit cette femme d'une condition si illustre, et qui était portée autrefois par des eunuques, continuer son voyage montée sur un âne.
Ayant passé en divers autres lieux de l'Egypte, elle arriva à Nitrie, qui est un bourg proche d'Alexandrie, où on voit tous les jours les taches des âmes de plusieurs êtres lavées par l'exercice des plus excellentes vertus. Là le saint et vénérable Isidore, évêque et confesseur, vint au-devant d'elle accompagné d'une multitude incroyable de solitaires, entre lesquels il y en avait plusieurs d'élevés à la qualité de diacres et de prêtres ; ce qui ne lui donna pas peu de joie, encore qu'elle se reconnût indigne d'un si grand honneur. Que dirai-je des Macaire, des Arsace, des Sérapion et des autres colonnes de la foi de Jésus-Christ? y en eut-il un seul dans la cellule duquel elle n'entrât et aux pieds duquel elle ne se jetât? Elle croyait voir Jésus-Christ en la personne de chacun de tous ces saints, et ressentait une extrême joie dans les honneurs qu'elle leur rendait , parce qu'elle pensait les rendre à lui-même. Mais qui peut assez admirer son zèle et cette force d'esprit quasi incroyable à une femme ? ne considérant ni son sexe ni la faiblesse de son corps, elle désirait demeurer dans la solitude, avec les filles qui l'accompagnaient, au milieu de ce grand nombre de solitaires; et il est possible que, tous consentant à cause de la révérence qu'ils portaient à son éminente vertu, elle eût obtenu ce qu'elle désirait, si le désir encore plus violent de demeurer dans les lieux saints ne l'y eût point rappelée. Ainsi, à cause de l'excessive chaleur, s'étant embarquée pour aller de Peluse à Majuma, elle revint en la Palestine aussi vite que si elle avait eu des ailes ; et parce que son dessein était de passer le reste de sa vie en Bethléem , elle s'arrêta dans une petite maison, où elle demeura trois ans en attendant qu'elle eût fait des cellules et des monastères, et bâti des retraites pour les pèlerins le long de ce chemin où la Vierge et saint Joseph n'avaient pu trouver où se loger.