4.
Je vous prie, mes frères, d’admirer ici deux choses; la vertu des apôtres, et la force du Saint-Esprit. La vertu des apôtres parait en ce qu’ils ne rougissent point d’avouer leur impuissance ; et la force du Saint-Esprit se fait voir en ce que trouvant des âmes qui selon Jésus-Christ n’avaient pas même un grain de foi, il les a néanmoins élevées peu à peu jusqu’à une telle perfection qu’il a répandu la foi en elles comme une source très-abondante.
« Cette sorte de démons ne se chasse que par « la prière et par le jeûne (21) ». Jésus-Christ comprend dans ce mot « de démons » non-seulement tous les lunatiques, mais en général toutes sortes de possédés. Il commence peu à peu à former ses disciples, et à les porter au jeûne. Car il ne faut point objecter ici ce qui arrive quelquefois, quoique rarement, qu’on a vu des personnes chasser des démons sans le jeûne; Si cela est arrivé à un ou à deux, il n’en faut pas faire une loi : mais on peut dire en général que si l’on peut quelquefois sans le jeûne guérir ceux qui sont possédés, il est entièrement, impossible que celui qui est possédé, et qui vit dans le plaisir et dans les dé lices, soit jamais délivré du démon qui le (451) possède. Car le jeûne est le remède le plus efficace et le plus nécessaire à cette sorte de maladie.
Vous me direz peut-être, mes frères: S’il faut avoir la foi pour guérir ces sortes de démons, pourquoi ne suffit-elle pas elle seule? pourquoi y faut-il joindre le jeûne ? Je vous réponds que c’est parce que. le jeûne joint à la foi redouble encore le mérite de celle-ci. Car le jeûne a une force toute particulière. Il fait que nous excellons dans toutes les autres vertus. Il change les hommes en anges et les rend capables de combattre dans une chair fragile, contre les esprits de malice et contre les princes des ténèbres. Mais il ne faut pas que nous nous contentions de jeûner, il faut encore que la prière accompagne notre jeûne, et qu’elle tienne même le premier rang.
Les biens que produisent en nous ces deux vertus, lorsqu’elles sont jointes ensemble sont tout à fait admirables. Celui qui prie et qui jeûne comme nous disons, n’a plus besoin de tous les faux biens dola terre, et celui qui n’a plus besoin de ces biens en est d’ordinaire fort détaché, et est toujours prêt à faire l’aumône. Celui qui jeûne a l’esprit fervent, toujours élevé au ciel. Il prie avec application. Il éteint en lui les mauvais désirs. Il fléchit Dieu et apaise sa colère. Il humilie son âme et réprime son orgueil. C’est pourquoi les apôtres jeûnèrent presque toute leur vie. Celui qui joint la prière au jeûne, se fait comme deux ailes pour aller à Dieu, qui sont plus légères et plus vites que les vents. Il ne prie point avec tiédeur; il ne baille point, il ne s’étend point, il ne sommeille point en priant. Il est plus ardent que le feu; il s’élève au-dessus de toute la terre.
Ce sont ces âmes, mes frères, qui sont terribles au démon, et qu’il craint comme ses ennemis qui lui font la plus rude guerre. Car en effet, il n’y a rien de si puissant que le juste qui prie bien. Si une femme, au rapport de l’Evangile, eut le pouvoir de fléchir un juge brutal qui ne craignait ni Dieu ni les hommes combien plus fléchirons-nous Dieu, lorsque nous le prierons sans cesse, et que nous accompagnerons cette prière continuelle du jeûne et de l’abstinence de toutes les voluptés? Que si vous dites que vous êtes d’un complexion trop faible pour souffrir la sévérité du jeûne, serez-vous trop faible au moins pour prier et pour renoncer à tous les plaisirs?
Si vous ne pouvez jeûner, vous pouvez vous abstenir des plaisirs. Et cette seconde abstinence est une vertu que je ne distingue guère du jeûne. Elle suffit pour réprimer la violence du démon, qui n’aime rien tant que l’intempérance et la bonne chère, parce qu’elle est la source, et comme la mère des autres vices. C’est par elle qu’autrefois il jeta les Juifs dans l’idolâtrie, et qu’il embrasa les Sodomites d’une passion détestable: « L’iniquité des Sodomites, » dit l’Ecriture, « est venue de l’intempérance; ils ont été ce qu’ils étaient, parce qu’ils se sont trop remplis de viandes». (Ezéch. XVI, 47.) C’est par elle enfin qu’il a perdu une infinité d’âmes et qu’il les a livrées aux flammes éternelles. Car quel mal ne fait point l’intempérance, puisqu’elle change l’homme en pourceau, et le rend même plus impur aux yeux de Dieu? Le pourceau se contente de se plonger dans la fange, et de se nourrir dans les ordures les plus infâmes; mais l’intempérant va plus loin. Il se fait à lui-même d’autres plaisirs abominables; et il se remplit l’esprit d’objets criminels dont il se repaît.
J’ose dire même qu’il n’y a point de différence entre un intempérant et un démoniaque. Ils sont tous deux également furieux, tous deux emportés, sans retenue et sans pudeur, par une même violence. La différence que j’y trouve, c’est qu’on plaint le démoniaque, au lieu qu’on n’a que de l’horreur du voluptueux. On le hait et on le déteste, parce qu’il se jette volontairement lui-même dans cet état misérable; parce qu’il se plait dans son malheur, et qu’il trouve ses délices à faire de sa bouche, de ses yeux, de ses narines, et de tous ses sens, des amas de saletés que l’on ne saurait souffrir. Que si l’on passe plus avant pour considérer l’état de son âme, on la verra si défigurée, si languissante, et saisie d’un froid si mortel, qu’elle n’est presque plus capable d’animer le corps.
Je rougis de m’étendre davantage sur les maux que l’intempérance cause dans les hommes et dans les femmes. Je laisse cela à la conscience de ceux qui le savent mieux que moi. Quoi de plus hideux qu’une femme qui s’enivre jusqu’à ne pouvoir marcher qu’en chancelant? Plus le vaisseau est frêle, plus terrible aussi est le naufrage. Je ne distingue pas ici la femme libre de l’esclave. La femme libre, la maîtresse de maison, se déshonore (452) elle-même devant ses propres domestiques, par ce vice si infâme, et l’esclave qui y est sujette devient encore plus méprisable devant ses autres compagnes. Elles sont cause par leurs excès que les gens peu sages blasphèment contre Dieu, et qu’ils l’accusent de ses dons.
Car j’ai souvent entendu des gens qui, voyant ces excès de vin, et l’effet funeste qu’ils avaient produit, disaient hautement : Plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de vin dans le monde. Qui peut souffrir cet aveuglement? Qui peut ne point condamner cette extravagance? L’homme pèche, et vous rejetez sa faute sur les dons de Dieu. Est-ce le vin qui a causé ces dérèglements, ou l’intempérance de relui qui en abuse? Que ne dites-vous plutôt : Plût à Dieu que jamais on n’eût abusé du vin ! Plût à Dieu qu’on ne vît jamais d’intempérants dans le monde? Si vous continuez de rejeter cette faute sur le vin, et de souhaiter qu’il n’y en ait jamais eu dans le monde, vous pourrez désirer de même qu’il n’y ait jamais eu de fer sur la terre, parce qu’on en abuse pour tuer les hommes. Vous souhaiterez qu’il n’y ait jamais de nuit, afin qu’il n’y ait plus de voleurs; vous désirerez qu’il n’y ait jamais de jour, afin que les médisants ne puissent rien voir. Et vous pourrez dire comme du vin: Plût à Dieu qu’il n’y eût point de femmes dans le monde; afin qu’il n’y eût point d’adultère ! N’irait-on pas ainsi jusqu’à détruire toutes les créatures de Dieu, parce qu’on en peut abuser et s’en servir contre le dessein de Dieu qui nous les a données?