CHAPITRE XXXVII. UTILITÉ DE LA RHÉTORIQUE ET DE LA DIALECTIQUE.
55. L'art de l'éloquence doit servir plus à exprimer ce que l'on a compris qu'à le faire comprendre. La science des conclusions, des définitions et des divisions facilite beaucoup l'intelligence des choses ; seulement, que celui qui la possède ne se persuade pas facilement tenir la vérité même qui est le principe du bonheur. Il arrive souvent néanmoins qu'on parvient plus facilement à la fin qu'on se propose dans l'étude de cette science, qu'à en apprendre les préceptes si épineux et si ardus. Qu'un homme imagine de tracer des règles pour marcher ; qu'il enseigne qu'il ne faut lever le pied qui est en arrière qu'après avoir posé celui qui est en avant; qu'il explique en détail les mouvements à imprimer aux diverses articulations des membres : tout ce qu'il dit est vrai, et il le faut observer pour marcher. Mais n'est-il pas plus facile de réduire ces règles en pratique en se mettant à marcher, que d'y prendre garde dans l'action même, ou de les comprendre quand on les explique? Ont-elles le moindre intérêt pour celui qui ne peut en faire l'expérience, parce qu'il ne peut marcher? Ainsi en est-il de la science dont nous parlons ; souvent un esprit perspicace verra plutôt qu'une conséquence est fausse qu'il n'en comprendra les règles; une intelligence bornée ne pourra juger de la nature d'une conclusion, mais elle saisira encore moins les préceptes qui y ont rapport. Ces sortes de sciences offrent donc plus de satisfaction par la manière dont la vérité est présentée, que d'utilité réelle pour la discussion et le jugement. Peut-être cependant servent-elles à rendre les esprits plus exercés : et encore est-il à désirer qu'ils n'en deviennent pas plus pervers et plus orgueilleux, qu'ils ne se plaisent à tromper par des questions et des raisonnements spécieux, et qu'ils ne regardent ces connaissances qu'ils ont acquises, comme un rare privilège qui les élève bien au-dessus des hommes sages et vertueux.
