5.
Le bienheureux Abraham pourvoyait aux intérêts, même de ceux dont il n'était pas chargé, et, dans cette sollicitude, il allait jusqu'à s'exposer à de graves dangers. Il ne s'inquiéta pas seulement des affaires de son neveu, mais, en faveur du peuple de Sodome, il ne cessa de poursuivre les Perses jusqu'à ce qu'il eût arraché d'entre leurs mains ceux qu'ils emmenaient captifs. Il pouvait bien cependant, après avoir retrouvé le fils de son frère, se retirer du pays : ce qu'il ne fit pas, car sa sollicitude pour tous était égale, et la suite de ses actions l'a bien prouvé. Eu effet, quand vint le moment où ce n'étaient plus des armées barbares qui envahissaient le pays, quand la colère divine s'apprêta à détruire de fond en comble les villes coupables, quand le temps des batailles rangées et des combats fit place à la nécessité de la supplication et de la prière, on vit alors Abraham aussi inquiet que si lui-même eût été sur le point de périr. C'est pourquoi, une fois, deux fois, trois fois, plus souvent encore, il supplia le Seigneur, il eut recours à l'humilité, il confessa son néant, il dit : « Je ne suis que poudre et que cendre » (Gen. XVIII, 27) ; et parce qu'il savait que ces hommes se livraient d'eux-mêmes à la colère de Dieu, c'est par la considération des autres qu'il fit effort pour les sauver. Voilà pourquoi Dieu disait : « Pourrais-je cacher à mon serviteur Abraham, ce que je dois faire? » pour noms apprendre combien le juste a d'amour pour les hommes. Et Abraham n'eût- pas cessé de prier, si Dieu n'eût cessé de parler. Or, il semble qu'Abraham ne prie que pour les justes, mais, en réalité, tous ses efforts étaient pour ces coupables. C'est que les âmes des saints sont toutes remplies de douceur et d'amour, d'amour pour ceux qui leur sont proches, d'amour pour les étrangers, et c'est jusque sur les animaux qu'ils étendent cet amour. Aussi un sage disait-il : « Le juste se met en peine de la vie des bêtes qui sont à lui ». (Prov. XII, 10.) S'il s'inquiète des animaux, à bien plus forte raison prend-il soin des hommes.
Mais puisque j'ai fait mention des animaux, considérons les pasteurs de brebis de la Cappadoce, que de fatigues ne supportent-ils pas en veillant sur ces animaux? Souvent, ensevelis sous la neige, ils y restent trois jours de (414) suite. On dit que ceux de l'Afrique ne supportent pas moins de rudes épreuves, parcourant des mois entiers ce triste désert, rempli des monstres les plus sinistres. Si tel est le zèle qu'on montre pour des êtres sans raison, quelle excuse pourrions-nous avoir, nous à qui des âmes raisonnables ont été confiées, de dormir d'un. si profond sommeil? devrions-nous seulement respirer? devrions-nous prendre le moindre repos? ne devrions-nous pas, au. contraire, courir de tous les côtés, nous exposer à mille morts pour de semblables brebis? Pouvez-vous ignorer le prix de ce troupeau? n'est-ce pas pour lui que votre Seigneur a enduré tant et tant de souffrances et a fini par répandre son propre sang? mais vous, vous cherchez du repos? eh ! que pourrait-on concevoir de plus indigne que de pareils pasteurs? Ne savez-vous pas qu'autour de ces brebis rôdent des loups bien plus terribles, bien plus cruels que les loups vulgaires? ne considérez-vous pas toutes les vertus de l'âme, toutes les qualités nécessaires à qui se charge d'un tel gouvernement? Les hommes qui sont à la tête des peuples, à qui sont commis des intérêts vulgaires, ajoutent au travail des jours les nuits passées sans sommeil; et nous, qui luttons pour conquérir le ciel, nous passons le jour même à dormir! et qui donc saura nous soustraire au juste châtiment d'une pareille conduite? quand nous devrions nous briser le corps, quand nous devrions mille fois mourir, ne serait-il pas de toute justice à nous de courir comme pour une fête?
Ecoutez mes paroles, non-seulement vous, ô pasteurs, mais vous aussi, ô brebis; les uns, pour devenir plus zélés, plus habiles à embraser les coeurs de bonne volonté, les autres pour devenir plus dociles dans l'obéissance parfaite. C'était là ce que prescrivait Paul : « Obéissez à vos conducteurs, et soyez soumis à leur autorité, car ce sont eux qui veillent pour vos âmes, comme devant en rendre compte ». (Hébr. XIII, 17.) Ce mot «veillent» exprime des milliers de fatigues, de soucis, de dangers. Le bon pasteur, tel que le Christ le demande, rivalise avec tous les martyrs. Un martyr. ne meurt qu'une fois, mais le pasteur, s'il est du moins ce qu'il doit être, meurt mille fois pour son troupeau; il n'est pas de jour où la mort ne puisse le frapper. Eh bien donc, vous qui savez ces choses, qui reconnaissez les fatigues qu'il se donne, coopérez avec lui, par vos prières, par votre zèle, par votre ardeur, par votre, affection, afin que nous soyons votre glorification, et que vous deveniez la nôtre. Si Notre-Seigneur a confié son troupeau à ce chef des apôtres qui avait pour lui plus d'amour que tous les autres ensemble, si d'abord le Christ a demandé à Pierre : « M'aimez-vous? » (Jean, XXI,15), c'est pour vous faire comprendre que la sollicitude apostolique est regardée par lui comme le meilleur signe de l'amour qu'on lui porte, car c'est ce qui demande une âme virile. Et maintenant j'ai parlé de ceux qui sont, par excellence, des pasteurs, je n'ai parlé ni de moi, ni de ceux qui nous ressemblent, mais des pasteurs comme Paul, ou Pierre, ou Moïse. Qu'ils soient donc nos modèles à nous qui exerçons ou qui subissons l'autorité; car le simple fidèle lui-même est comme le pasteur de sa maison, de ses amis, de ses serviteurs, de sa femme, de ses enfants : et, si nous entendons de cette manière l'administration des intérêts qui nous sont confiés, nous obtiendrons tous les biens : puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire, l'empire, l'honneur, appartiennent au Père comme au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.