26.
Examinez maintenant si tout homme qui est malheureux est dans le besoin. Ce qui fait ici la difficulté, c'est qu'il y a bien des hommes comblés par la fortune, pour lesquels tout est facile et qui n'ont qu'un signe à faire pour voir leurs désirs accomplis. Il est difficile d'arriver à ce genre de vie. Mais figurons-nous un homme semblable à cet Orata dont parle Cicéron. Comment avancer hardiment que cet Orata était dans le besoin, lui l'homme riche, l'homme bien vu, l'homme de plaisir par excellence, l'homme qui n'avait rien à désirer sous le rapport des jouissances, du crédit, de la santé qui chez lui était bonne et inaltérable? Terres du meilleur rapport, amis du meilleur commerce, il avait tout cela en abondance et à satiété. Tous ces biens, il en usait convenablement dans l'intérêt de son bien-être ; enfin, pour tout dire, toutes ses entreprises, tous ses plans étaient couronnés de succès. Mais peut-être, dira-t-on , voulait-il avoir plus qu'il n'avait. Cela, nous l'ignorons, mais, et cela suffit dans l'état où est la question, supposons qu'il ne désirât rien au-delà de ce qu'il possédait, lui manquait-il quelque chose selon vous? — Quand j'accorderais, -dit Licentius, qu'il ne désirait rien, chose bien difficile à admettre, lorsqu'il s'agit d'un homme qui n'est pas un sage, toujours est-il qu'il craignait, car c'était, dit-on, un bon esprit, que quelque coup du sort ne lui ravit tous ses biens. Car il ne fallait pas faire un grand effort, pour voir que de tels biens, quelque grands qu'ils fussent, étaient soumis aux chances de la fortune.
Alors, en souriant . Tu vois bien, dis-je, ô Licentius, que cet homme si fortuné, trouvait dans la rectitude de son esprit un obstacle à son bonheur. Plus il avait le coup d'oeil perçant, plus il voyait qu'il pouvait perdre tous ses biens. Aussi était-il abattu par la crainte et avait-il sur les lèvres ce dicton assez vulgaire Pour un homme sans assurance, le bon sens est un malheur.