10.
Je n'ai pu vous fâcher, je crois, qu'en disant ce que je n'ai pas dû dire ou autrement que je n'aurais dû le dire ; je ne m'étonne point en effet que nous ne nous connaissions pas l'un l'autre autant que nous connaissent ceux qui vivent avec nous dans notre intimité. J'avoue que je me livre aisément tout entier à leur charité, surtout parce que je suis fatigué des scandales du siècle; je m'y repose sans que rien m'inquiète, car je sens que Dieu est là, que c'est vers lui que je me jette en toute sécurité, et que c'est en lui que tranquillement je me repose. Je n'y redoute point cet incertain lendemain de la fragilité humaine qui tout à l'heure me faisait gémir. Quand je sens qu'un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu mon fidèle ami, tout ce que je lui confie de mes projets et de mes pensées, ce n'est pas à l'homme que je le confie, mais à celui en qui il demeure et qui l'a fait tel; car « Dieu est charité; et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui 1. » Si cet homme délaisse la charité, il me causera nécessairement autant de douleur par sa désertion qu'il lue causait de joie par sa constance. Et toutefois faisons en sorte que, devenu ennemi, d'ami intime qu'il était, il ne puisse s'armer contre nous que de ses propres ruses, et que sa colère ne puisse rien trouver à dévoiler. Chacun est en mesure de pratiquer aisément ceci, non point en cachant ce qu'il aura fait, mais en ne faisant rien qu'il veuille cacher. Aussi la miséricorde de Dieu accorde aux hommes bons et pieux de vivre en toute liberté et sécurité avec leurs amis, quelles que puissent être leurs dispositions futures, de ne pas découvrir les fautes d'autrui qui leur auraient été confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont ils redouteraient la révélation. Lorsqu'un médisant invente une fausseté, ou bien on ne le croit pas, ou bien si on le croit, la réputation est maltraitée sans que la pureté de la vie soit atteinte. Mais quand nous commettons réellement le mal, nous avons un ennemi intime, lors même que l'indiscrétion ou la rancune d'aucun ami intime ne le découvrirait point. C'est pourquoi, quel sage ne reconnaîtra pas votre patience à supporter, aidé d'une bonne conscience, les violentes et incroyables attaques de celui qui fut jadis votre ami? Pendant que les uns méprisent ces accusations et que d'autres peut-être y ajoutent foi, on voit comment vous vous en faites des armes de la gauche pour combattre aussi efficacement le démon qu'avec les armes de la droite. J'aurais mieux aimé pourtant qu'il se fût montré plus doux et que vous vous fussiez montré moins bien armé. C'est un grand et triste miracle que de passer de telles amitiés à des inimitiés aussi implacables; ç'en serait un heureux et bien plus grand encore que de revenir d'une telle inimitié à l'étroite union d'autrefois.
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Jean, IV. ↩