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La cité de dieu
CHAPITRE PREMIER.
LES PLATONICIENS TOMBANT D’ACCORD QUE DIEU SEUL EST LA SOURCE DE LA BÉATITUDE VÉRITABLE, POUR LES ANGES COMME POUR LES HOMMES, IL RESTE A SAVOIR SI LES ANGES, QUE CES PHILOSOPHES CROIENT QU’IL FAUT HONORER EN VUE DE CETTE BÉATITUDE MÊME, VEULENT QU’ON LEUR FASSE DES SACRIFICES OU QU’ON N’EN OFFRE QU’A DIEU SEUL.
C’est un point certain pour quiconque use un peu de sa raison que tous les hommes veulent être heureux; mais qui est heureux et d’où vient le bonheur ? voilà le problème où s’exerce la faiblesse humaine et qui a soulevé parmi les philosophes tant de grandes et vives controverses. Nous n’avons pas dessein de les ranimer; ce serait un long travail, inutile à notre but. Il nous suffit qu’on se rappelle ce que nous avons dit au huitième livre, alors que nous étions en peine de faire un choix parmi les philosophes, pour débattre avec eux la question du bonheur de la vie future et savoir s’il est nécessaire pour y parvenir d’adorer plusieurs dieux ou s’il ne faut adorer que le seul vrai Dieu , créateur des dieux eux-mêmes.
On peut se souvenir, ou au besoin s’assurer par une seconde lecture, que nous avons choisi les Platoniciens, les plus justement célèbres parmi les philosophes, parce qu’ayant su comprendre que l’âme humaine, toute immortelle et raisonnable qu’elle est, ne peut arriver à la béatitude que par sa participation à la lumière de celui qui l’a faite et qui a fait le monde, ils en ont conclu que nul n’atteindra l’objet des désirs de tous les hommes, savoir le bonheur, qu’à condition d’être uni par un amour chaste et pur à cet être unique, parfait et immuable qui est Dieu. Mais comme ces mêmes philosophes, entraînés par les erreurs populaires, ou, suivant le mot de l’Apôtre, perdus dans le néant de leurs spéculations1, ont cru qu’il fallait adorer plusieurs dieux, au point même que quelques-uns d’entre eux sont tombés dans l’erreur déjà longuement réfutée du culte des démons, il faut rechercher maintenant, avec l’aide de Dieu, quel est, touchant la religion et la piété, le sentiment des anges, c’est-à-dire de ces êtres immortels et bienheureux établis dans les sièges célestes, Dominations, Principautés, Puissances, que ces philosophes appellent dieux, et quelques-uns bons démons, ou, comme nous, anges; en termes plus précis, il faut savoir si ces esprits célestes veulent que nous leur rendions les honneurs sacrés, que nous leur offrions des sacrifices, que nous leur consacrions nos biens et nos personnes, ou que tout cela soit réservé à Dieu seul, leur dieu et le nôtre.
Tel est, en effet, le culte qui est dû à la divinité ou plus expressément à la déité, et pour désigner ce culte en un seul mot, faute d’expression latine suffisamment appropriée, je me servirai d’un mot grec. Partout où les saintes Ecritures portent latreia, nous traduisons par service; mais ce service qui est dû aux hommes et dont parle l’Apôtre, quand il prescrit aux serviteurs d’être soumis à leurs maîtres2, est désigné en grec par un autre terme3. Le mot latrei au contraire, selon l’usage de ceux qui ont traduit en grec le texte hébreu de la Bible , exprime toujours, ou presque toujours, le service qui est dû à Dieu. C’est pourquoi il semble que le mot culte né se rapporte pas d’une manière assez exclusive à Dieu, puisqu’on s’en sert pour désigner aussi les honneurs rendus à des hommes, soit pendant leur vie, soit après leur mort. De plus, il ne se rapporte pas seulement aux êtres auxquels nous nous soumettons par une humilité religieuse, mais aussi aux choses qui nous sont soumises; car de ce mot dérivent agriculteurs, colons et autres. De même, les païens n’appellent leurs dieux coelicoles qu’à titre de colons du ciel, ce qui ne veut pas dire qu’on les assimile à cette espèce de colons qui sont attachés au sol natal pour le cultiver sous leurs maîtres; le mot colon est pris ici au sens où l’a employé un des maîtres de la langue latine dans ce vers:
« Il était une antique cité habitée par des colons tyriens ».4
C’est dans le même sens qu’on appelle colonies les Etats fondés par ces essaims de peuples qui sortent d’un Etat plus grand. En somme, il est très-vrai que le mot culte, pris dans un sens propre et précis, ne se rapporte qu’à Dieu seul; mais comme on lui donne encore d’autres acceptions, il s’ensuit que le culte exclusivement dû à Dieu ne peut en notre langue s’exprimer d’un seul mot.
Le mot de religion semblerait désigner plus distinctement, non toute sorte de culte, mais le culte de Dieu, et c’est pour cela qu’on s’en est servi pour rendre le mot grec treskeia. Toutefois, comme l’usage de notre langue fait dire aux savants aussi bien qu’aux ignorants, qu’il faut garder la religion de la famille, la religion des affections et des relations sociales, il est clair qu’en appliquant ce mot au culte de la déité, on n’évite pas l’équivoque ; et dire que la religion n’est autre chose que le culte de Dieu, ce serait retrancher par une innovation téméraire l’acception reçue, qui comprend dans la religion le respect des liens du sang et de la société humaine5. Il en est de même du mot piété, en grec eusebeia . Il désigne proprement le culte de Dieu6; et cependant on dit aussi la piété envers les parents, et le peuple s’en sert même pour marquer les oeuvres de miséricorde, usage qui me paraît venir de ce que Dieu recommande particulièrement ces oeuvres et les égale ou même les préfère aux sacrifices. De là vient qu’on donne à Dieu même le titre de pieux7. Toutefois les Grecs ne se servent pas du mot eusebein dans ce sens, et c’est pourquoi, en certains passages de l’Ecriture, afin de marquer plus fortement la distinction, ils ont préféré au mot eusebeia, qui désigne le culte en général, le mot tesebeia qui exprime exclusivement le culte de Dieu. Quant à nous, il nous est impossible de rendre par un seul mot l’une ou l’autre de ces deux idées. Nous disons donc que ce culte, que les Grecs appellent latreia et nous service, mais service exclusivement voué à Dieu, ce culte que les Grecs appellent aussi treskeia, et nous religion, mais religion qui nous attache à Dieu seul, ce culte enfin que les Grecs appellent d’un seul mot, teosebeia, et nous en trois mots, culte de Dieu, ce culte n’appartient qu’à Dieu seul, au vrai Dieu qui transforme en dieux ses serviteurs8. Cela posé, il suit, de deux choses l’une: que si les esprits bienheureux et immortels qui habitent les demeures célestes ne nous aiment pas et ne veulent pas notre bonheur, nous ne devons pas les honorer, et si, au contraire, ils nous aiment et veulent notre bonheur, ils ne peuvent nous vouloir heureux que comme ils le sont eux-mêmes; car comment notre béatitude aurait-elle une autre source que la leur?
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Rom. I,21. ↩
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Eph, VI, 5. ↩
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Ce terme est douleia. Saint Augustin développe en d’autres ouvrages la distinction de la douleia et de latreia . (Voyez le livre XV Contra Faust., n.9 et le livre XX, n. 21. Comp. Lettres, CII, n. 20 et ailleurs). Il résume ainsi sa pensée dans ses Quœst. in Exod., qu. 94 : « La douleia est due à Dieu, en tant que Seigneur; la latreia est due à Dieu, en tant que Dieu, et à Dieu seul. » ↩
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Virgile, Énéide, livre I, vers 12. ↩
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Voyez Cicéron , Pro Rosc. Amer., cap. 24. ↩
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Voyez Sophocle, Philoct , vers 1440-1444. ↩
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II Par. XXX, 9 ; Eccli. II, 13; Judith, VII, 20. ↩
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Ps. LXXXI, 6; Jean, X, 34, 35. ↩
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The City of God
Chapter 1.--That the Platonists Themselves Have Determined that God Alone Can Confer Happiness Either on Angels or Men, But that It Yet Remains a Question Whether Those Spirits Whom They Direct Us to Worship, that We May Obtain Happiness, Wish Sacrifice to Be Offered to Themselves, or to the One God Only.
It is the decided opinion of all who use their brains, that all men desire to be happy. But who are happy, or how they become so, these are questions about which the weakness of human understanding stirs endless and angry controversies, in which philosophers have wasted their strength and expended their leisure. To adduce and discuss their various opinions would be tedious, and is unnecessary. The reader may remember what we said in the eighth book, while making a selection of the philosophers with whom we might discuss the question regarding the future life of happiness, whether we can reach it by paying divine honors to the one true God, the Creator of all gods, or by worshipping many gods, and he will not expect us to repeat here the same argument, especially as, even if he has forgotten it, he may refresh his memory by reperusal. For we made selection of the Platonists, justly esteemed the noblest of the philosophers, because they had the wit to perceive that the human soul, immortal and rational, or intellectual, as it is, cannot be happy except by partaking of the light of that God by whom both itself and the world were made; and also that the happy life which all men desire cannot be reached by any who does not cleave with a pure and holy love to that one supreme good, the unchangeable God. But as even these philosophers, whether accommodating to the folly and ignorance of the people, or, as the apostle says, "becoming vain in their imaginations," 1 supposed or allowed others to suppose that many gods should be worshipped, so that some of them considered that divine honor by worship and sacrifice should be rendered even to the demons (an error I have already exploded), we must now, by God's help, ascertain what is thought about our religious worship and piety by those immortal and blessed spirits, who dwell in the heavenly places among dominations, principalities, powers, whom the Platonists call gods, and some either good demons, or, like us, angels,--that is to say, to put it more plainly, whether the angels desire us to offer sacrifice and worship, and to consecrate our possessions and ourselves, to them or only to God, theirs and ours.
For this is the worship which is due to the Divinity, or, to speak more accurately, to the Deity; and, to express this worship in a single word as there does not occur to me any Latin term sufficiently exact, I shall avail myself, whenever necessary, of a Greek word. Latreia, whenever it occurs in Scripture, is rendered by the word service. But that service which is due to men, and in reference to which the apostle writes that servants must be subject to their own masters, 2 is usually designated by another word in Greek, 3 whereas the service which is paid to God alone by worship, is always, or almost always, called latreia in the usage of those who wrote from the divine oracles. This cannot so well be called simply "cultus," for in that case it would not seem to be due exclusively to God; for the same word is applied to the respect we pay either to the memory or the living presence of men. From it, too, we derive the words agriculture, colonist, and others. 4 And the heathen call their gods "coelicolae," not because they worship heaven, but because they dwell in it, and as it were colonize it,--not in the sense in which we call those colonists who are attached to their native soil to cultivate it under the rule of the owners, but in the sense in which the great master of the Latin language says, "There was an ancient city inhabited by Tyrian colonists." 5 He called them colonists, not because they cultivated the soil, but because they inhabited the city. So, too, cities that have hived off from larger cities are called colonies. Consequently, while it is quite true that, using the word in a special sense, "cult" can be rendered to none but God, yet, as the word is applied to other things besides, the cult due to God cannot in Latin be expressed by this word alone.
The word "religion" might seem to express more definitely the worship due to God alone, and therefore Latin translators have used this word to represent threskeia; yet, as not only the uneducated, but also the best instructed, use the word religion to express human ties, and relationships, and affinities, it would inevitably introduce ambiguity to use this word in discussing the worship of God, unable as we are to say that religion is nothing else than the worship of God, without contradicting the common usage which applies this word to the observance of social relationships. "Piety," again, or, as the Greeks say, eusebeia, is commonly understood as the proper designation of the worship of God. Yet this word also is used of dutifulness to parents. The common people, too, use it of works of charity, which, I suppose, arises from the circumstance that God enjoins the performance of such works, and declares that He is pleased with them instead of, or in preference to sacrifices. From this usage it has also come to pass that God Himself is called pious, 6 in which sense the Greeks never use eusebein, though eusebeia is applied to works of charity by their common people also. In some passages of Scripture, therefore, they have sought to preserve the distinction by using not eusebeia, the more general word, but theosebeia, which literally denotes the worship of God. We, on the other hand, cannot express either of these ideas by one word. This worship, then, which in Greek is called latreia, and in Latin "servitus" [service], but the service due to God only; this worship, which in Greek is called threskeia, and in Latin "religio," but the religion by which we are bound to God only; this worship, which they call theosebeia, but which we cannot express in one word, but call it the worship of God,--this, we say, belongs only to that God who is the true God, and who makes His worshippers gods. 7 And therefore, whoever these immortal and blessed inhabitants of heaven be, if they do not love us, and wish us to be blessed, then we ought not to worship them; and if they do love us and desire our happiness, they cannot wish us to be made happy by any other means than they themselves have enjoyed,--for how could they wish our blessedness to flow from one source, theirs from another?