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Julien. Et dès lors, de même que nous faisons découler le péché du mouvement libre, de même nous faisons découler la nature du Dieu créateur. La nature humaine est dans l'oeuvre bonne de Dieu; le libre arbitre ou la possibilité de pécher ou de faire le bien est aussi une bonne oeuvre de Dieu. L'un et l'autre sont nécessaires chez l'homme, et ni l'un ni l'autre ne sont la cause du mal. Mais jusque-là ces deux attributs sont nécessaires, c'est parmi eux et non d'eux que surgit la volonté. Ils sont pour la volonté des réservoirs non pleins: et sans faire la diversité des mérites, ils la reçoivent.
Augustin. Tu as grandement raison de proclamer comme de bonnes oeuvres de Dieu la nature et le libre arbitre ; mais dire que la volonté surgit en eux, et non pas d'eux, où trouver rien de plus absurde? Est-il donc possible, ô Julien, que la volonté de l'homme ne naisse pas de l'homme, quand l'homme est une oeuvre louable de Dieu ? Ensuite, a-t-il pu venir à ton esprit que la volonté de l'homme lui puisse venir d'ailleurs que de son libre arbitre ? Et si elle ne vient pas de sa nature, c'est-à-dire si elle ne vient,pas de l'homme, si elle ne lui vient que de son libre arbitre, dis-moi donc, je t'en supplie, dis-moi d'où vient cette volonté de l'homme. Tu m'as dit où elle naît, dis-moi donc d'où elle vient. Ce sont de bonnes oeuvres de Dieu que la nature et le libre arbitre : c'est parmi elles, dis-tu, mais non point d'elles que naît la volonté; d'où vient-elle donc, dis-le bien, que nous l'entendions, que nous l'apprenions. Ou montre-nous quelque chose qui soit né quelque part, sans être venu de nulle part. Il est vrai que le monde est sorti de rien, mais Dieu le faisait, et s'il n'eût eu ce Dieu pour créateur, il n'eût pu sortir de rien absolument. Si, dans l'homme, ou dans son libre arbitre, la volonté est née de rien, qui l'a faite? Ou si elle n'est pas faite, si elle n'est pas née, qui l'a engendrée ? De toutes les choses qui ont eu un commencement, sera-t-elle seule pour n'être faite par personne, née de personne? Pourquoi donc est-elle pour l'homme une cause de damnation, si la volonté du mal est née en lui malgré lui, s'il n'en était que le réceptacle et non l'auteur? Mais, au contraire, si elle est née en lui avec son acquiescement, en sorte, qu'il en soit justement condamnable, pourquoi viens-tu nier que sa volonté soit née de lui, quand tu ne nies pas qu'elle soit née en lui de son gré, et qu'elle n'aurait pu naître en lui malgré lui ? Maintenant qu'elle est née de lui, elle est née de, la nature; car l'homme est nature : et comme il a pu vouloir ce qu'il a voulu, elle est née de son libre arbitre, lequel, selon tes aveux, fait partie de la nature. Pourquoi donc fermer les yeux pour nier ce qui est évident, que la volonté de l'homme vient de la nature de l'homme, tandis que tu crains que le Manichéen n'accuse l'auteur de cette nature? Pour réfuter ces doctrines empoisonnées, il suffit de ce que proclame la vérité catholique, que Dieu qui est très-bon a créé l'homme dans cette condition qu'il n'était point dans la nécessité de pécher, et n'eût pas péché s'il ne l'eût voulu, puisqu'il pouvait toujours ne point vouloir. Quel esprit serait assez aveugle pour ne point voir que dans l'état primitif de l'homme c'était pour sa nature un grand bien, que pouvoir ne point pécher, quoique ne pouvoir pécher fût plus grand encore ; et qu'il était très-conforme à l'ordre que le premier fût pour l'homme une source de mérites, et le second la récompense de ses mérites.