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Julien. Il est donc de la dernière évidence que nulle différence ne sépare Augustin de son maître, et que ses discussions aboutissent à prouver que la nature d'Adam, non moins que celles des autres, est de la pire condition. Enfin, pour parler encore avec lui du sujet de nos discussions, il est évident qu'à ses yeux la faute du premier homme ne fut pas du même genre que les autres fautes. Dire, en effet, que les [péchés des temps qui suivirent ne se transmettent point avec la nature, par exemple, que les enfants d'un voleur, d'un parricide, d'un incestueux, ne naissent point avec les crimes de leurs parents, qu'il n'est aucun crime, à l'exception de ce seul crime, qui se transmette par la génération , c'est montrer clairement que , selon toi, cette désobéissance n'est point du même genre que toutes les autres. Considère donc la brièveté, la clarté de notre question. Si le péché commis par Adam fut un acte de volonté et put devenir naturel , pourquoi ceux que commet chaque jour une volonté coupable ne retomberaient-ils point sur les enfants comme un préjudice et une ignominie? Que si ces crimes, non moins atroces que nombreux, ne se transmettent point par la génération, d'après quelle loi, quelle condition, quel privilège, prétendez-vous que le seul péché d'Adam se transmette? Dans les péchés que nous connaissons, que la loi condamne, que la justice punit, s'il n'y en a que d'un seul genre, et si le péché du premier homme fut commis par la volonté et justement châtié, pourquoi ne pas juger des autres d'après lui, ou de lui d'après les autres? Ou, s'ils ne peuvent se rendre un mutuel témoignage, quelle impudence n'y a-t-il point à nier que ce péché primitif soit d'une condition différente des autres, c'est-à-dire le fruit, non plus de la volonté, mais d'une corruption naturelle?
Enfin , avec ta doctrine de transmission pousse l'audace jusqu'à définir tout péché, je ne parle pas seulement de ce péché primitif, mais de ceux qui se commettent maintenant, comme le sacrilège, la prostitution, ou tout autre péché, c'est-à-dire qu'il te plaise de nous expliquer comment on peut les définir. Tu nous diras, sans doute, que c'est la volonté désirant ce que la justice défend, et dont on est libre de s'abstenir. Car si la volonté n'était point mauvaise, le péché ne pourrait exister. Vois ici combien nous avons raison de protester contre une telle doctrine. Quelle absurdité ! quelle insupportable impudence ! D'après ta définition , le péché n'existe que par une volonté libre et prohibée par la justice ; tandis que la croyance à un mal naturel nous désigne un péché avec lequel nous naissons et qui n'est point volontaire. Il n'est donc pas vrai qu'il n'y ait de faute que celle que commet la volonté ; puisque voilà un crime, et le plus grand de tous, qui n'est point spontané et que nous apportons en naissant. Renonce donc à cette définition du péché , qui est aimée des catholiques, mais qui n'a pas même chez vous droit d'hospitalité, et après l'avoir délaissée, montre-nous que tu' n'as aucune alliance avec ceux qui attaquent la substance par haine du mal. Et , pour résumer notre discussion , ou il faut enseigner que nul péché n'est volontaire, s'il y a quelque péché naturel, ou qu'il n'y a ,point de péché naturel, si l'on veut que tout péché soit volontaire ; et dès lors, ou bien tu nieras qu'il soit impossible que le péché naisse avec nous, te rangeant ainsi dans la croyance catholique; ou bien, si tu persistes à dire que non-seulement tel péché, mais le plus grand de tous, nous vient par la nature, et sans aucune volonté, il te faut t'enrôler parmi les Manichéens, dont tu embrasses les doctrines.
Augustin. Tu crois me faire une grande peine en me disant que je ne diffère en rien de mon maître; mais je prends tes injures pour des éloges, et au point de vue de ma foi je comprends comme il faut comprendre, non point ta pensée, mais ce que disent tes paroles: car tu dis vrai sans le savoir, semblable à Caïphe, ce pontife persécuteur de Jésus-Christ, qui méditait le crime et qui donnait, sans le savoir, des conseils salutaires. C'est une joie pour moi, dans cette question qui nous occupe, de ne différer en rien de mon maître; d'abord parce que c'est Dieu qui m'a enseigné que les enfants sont morts s'ils ne reçoivent la vie de Celui qui est mort pour tous; ainsi que le rappelle l'Apôtre dans ces paroles : « Donc tous sont morts, et il est mort pour tous[^1] ». Et toi, dans tes contradictions, tu ne veux pas que les enfants soient morts, de peur qu'ils ne soient vivifiés dans le Christ, tandis que tu confesses que le Christ est mort même pour les enfants. Voilà ce que m'enseigne Jean, cet apôtre du Précepteur de, tous, qui nous dit que « le Fils de Dieu est vents pour détruire les oeuvres du diable[^2] » que vous ne voulez point détruire chez les enfants, comme s'il n'était point venu pour eux, Celui qui est venu détruire les œuvres du diable. Je ne dois point renier pour maîtres ceux dont les travaux littéraires m'ont aidé à comprendre cette doctrine. Mon maître c'est Cyprien, qui vous dit que l'enfant, né d'Adam selon la chair, a contracté, dès sa naissance, la contagion de la mort antique, et que dès lors il lui est plus facile d'arriver à la rémission des péchés; qu'on lui remet, non ses propres fautes, mais celles d'un autre. Mon maître c'est Ambroise, dont j'ai lu les livres non-seulement, mais entendu les paroles, et qui m'a plongé dans le bain de la régénération. Tout inférieur que je lui sois en mérites, je confesse et même je proclame que, dans le sujet qui nous occupe, je ne diffère en rien de cet illustre maître. Loin de toi la téméraire audace de lui préférer Pélage , ton maître, qui m'est, contre toi, un témoin en faveur d'Ambroise; car Pélage a dit que pas même ses ennemis n'osaient attaquer sa foi et le sens très-pur qu'il donnait aux saintes Ecritures. Et tu pousses l'audace jusqu'à le blâmer, jusqu'à ne voir qu'un commentaire manichéen dans ce qu'il dit au sujet du désaccord de notre chair, que la faute du premier homme a inoculé à notre nature, ainsi que dans ses pensées et ses enseignements sur la nature humaine viciée par Adam. Il est vrai que, à l'égard de cet homme illustre, tu respectes quelque peu le témoignage de ton maître, puisque tu n'oserais l'attaquer ouvertement ; mais lever devant aloi ton front insolent, pour me couvrir nommément de tes injures et de tes malédictions, c'est accuser avec d'autant plus d'injustice, que tu le fais d'une manière plus détournée, et Ambroise et tant d'autres illustres et grands docteurs de l'Eglise catholique, qui ont eu et enseigné les mêmes doctrines. Je défends dès lors contre toi, et ma foi et la foi de ces hommes dont tu n'oserais te faire ouvertement des ennemis, et qui, malgré toi, sont tes juges.
Or, en face de pareils juges, loin de nous ces raisonnements dans lesquels tu compares à ce grand péché, à la faute du premier homme , les péchés qui suivirent , avec cette pensée que si le crime du premier homme a changé la nature du genre hu. main , les péchés des pères devraient aujourd'hui changer la nature des enfants. En parlant ainsi, tu ne considères point que ces premiers pécheurs , après la grande faute qu'ils commirent, furent chassés du paradis et sévèrement tenus à l'écart de l'arbre de vie. Est-ce que les coupables de nos jours sont précipités de ce monde en des terres inférieures, quelque grands que soient les crimes qu'ils aient commis ici-bas? Sont-ils . donc éloignés de l'arbre de vie, qui n'existe point dans cette vallée de misères? Mais le genre humain n'a d'autre habitation, d'autre vie que celle des hommes impies, tandis que nous voyons que pour les` premiers impies, ni le lieu ni la vie d'avant le péché ne put continuer après le péché. Il aurait donc fallu, d'après notre opinion, que les jeunes enfants, que n'enchaîne aucune faute, fussent aussitôt leur naissance portés dans le paradis, comme d'innocentes images de Dieu, pour y vivre sans douleur ni labeur, en sorte que si quelqu'un d'eux eût péché, il en fût chassé avec raison, de peur que la contagion de l'exemple ne multipliât le péché. Tandis que maintenant, bien qu'un seul ait entendu cette parole : « La terre produira pour toi des épines et des chardons, elle sera maudite dans ton oeuvre et tu mangeras ton pain à la sueur de ton front »; nous ne voyons nul homme exempt de la peine du travail, quine devait point peser sur les heureux habitants du paradis. Bien que la femme seule eût entendu : « Tu enfanteras avec douleur »; nous ne connaissons aucune mère à l'abri de ce supplice. Pousseriez-vous donc l'absurdité jusqu'à prétendre que les hommes dans le paradis, quand même personne n'eût péché, auraient dû subir toutes ces tribulations que Dieu, très-évidemment, n'imposa qu'aux premiers prévaricateurs; ou bien jusqu'à nier que leur postérité, chassée du paradis, endure maintenant ces misères et les porte dans toutes les contrées de la terre ; ou bien encore direz-vous que plus un homme est pécheur et impie, plus son champ produit d'épines et de chardons, et plus il lui arrache de sueurs; que plus une femme est pécheresse, plus sont grandes ses douleurs quand elle enfante? De même donc que les peines de l'humanité malheureuse que doivent supporter les enfants d'Adam, depuis qu'ils sont sortis du sein de leur mère, sont l'apanage de tous, parce que les parents qui les ont enfantés par leur péché sont les parents de tous ; de même la prévarication de ce couple infortuné doit nous paraître un péché tellement grand qu'il puisse détériorer la nature de tous ceux qui sont nés de l'homme et de la femme, et nous envelopper, par une dette héréditaire, dans une culpabilité commune. Quiconque, dès lors, prétendra que les péchés commis actuellement sont dans la même condition que le péché d'alors, commis dans une vie si heureuse et avec une telle facilité de l'éviter, doit aussi rendre égales ces deux vies, celle d'aujourd'hui et celle de vos parents saints et heureux dans les délices. Si cela te paraît la dernière folie, cesse de mettre en avant les péchés de ce mondé, pour ôter au péché primitif sa force et sa qualité à part. Et néanmoins, celui qui a dit pour cette vie, dans sa toute-puissance et sa justice : « Je rechercherai l'iniquité des pères sur les enfants[^3]», nous montre assez que la culpabilité des parents est aussi une chaîne pour les enfants; chaîne moins dure, à la vérité, mais qui n'en maintient pas moins une dette héréditaire, à moins qu'ils n'en soient déliés non plus par vos raisonnements, mais par le Nouveau Testament, non plus par la nature de la génération, mais par la grâce de la régénération , comme nous l'avons démontré dans les premiers abords de notre discussion, à propos des liens qu'établit ce proverbe : « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants ont été agacées[^4] ». Quant à la définition du péché, si on n'y voit qu'une volonté désirant ce que défend la justice et dont on est libre de s'abstenir, c'est une définition qui envisage le péché comme péché seulement, et non comme peine du péché; réponse que j'ai déjà faite, je ne sais combien de fois. Celui qui dit en effet . « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux point[^5] », n'a point la liberté de s'abstenir du mal, et il en appelle au Libérateur parce qu'il a perdu la liberté.
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II Cor. V, 14, 15.
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II Jean, III, 8.
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Exod. XX, 5.
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Jérém. XXXI, 29.
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Rom. VII, 15.