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Les navigateurs, capables d'aborder au port de la philosophie, peuvent, selon moi, se diviser en trois classes. Ce sont d'abord ces hommes, qui, dès l'àge de raison, prennent un léger essor, donnent quelques coups de rames et vont s'abriter dans ce port tranquille où ils dressent quelque fanal étincelant pour rappeler leur course facile, pour avertir, autant que possible, leurs concitoyens, pour guider leurs efforts, pour les amener auprès d'eux. Dans la seconde classe de navigateurs, toute différente de la première, il faut ranger ces hommes qui, déçus par le calme apparent de l'élément perfide, se sont décidés à s'avancer au milieu des flots, qui s'aventurent loin de leur patrie et qui souvent en perdent le souvenir. Ce vent perfide, qu'ils croient favorable, continue-t-il par nasard à pousser leur navire, ils descendent au fond du gouffre des misères humaines, ivres d'orgueil et de joie, parce que les voluptés et les honneurs les caressent de leurs fallacieux sourires. A ces hommes que faut-il souhaiter sinon quelques revers, au milieu de cette fortune qui les berce, et, dans le cas où ces revers ne suffiraient pas, quelque bonne tempête et un vent contraire qui les poussent vers les joies certaines et solides , même en leur arrachant des larmes et des gémissements? Pourtant la plupart de ces navigateurs, ne s'étant pas aventurés trop loin, ne sont pas [170] ramenés au port par d'aussi graves tempêtes. Je parle ici de ces hommes que des événements déplorables et tragiques , que les difficultés pleines d'angoisses d'une position infructueuse, poussent, comme s'ils étaient désoeuvrés, vers les ouvrages des savants et des sages, qui finissent, en quelque sorte, par s'éveiller dans ce port, d'où la mer, avec toutes ses promesses, avec ses sourires par trop perfides, ne peut plus les éloigner. Il est une troisième classe de navigateurs. C'est celle des hommes, qui, sur le seuil même de l'adolescence, ou, après avoir été longtemps ballottés, ne perdent point de vue certains signaux, et se souviennent, au milieu des flots, de leur douce patrie, ou bien ils y retournent tout droit sans se tromper et sans tarder; ou bien, et c'est le cas le plus fréquent, s'écartant de leur route sous un ciel nuageux, cherchant des yeux les astres, dont les vagues leur dérobent la vue, captivés par je ne sais quels attraits, reculant le moment où ils pourraient faire une bonne traversée, ils errent longtemps et souvent même sont en péril; mais souvent aussi ces hommes voient la fortune leur échapper, et quelque calamité, pareille à une tempête qui vient s'opposer à leurs efforts, les pousse vers cette patrie si désirée et si tranquille.
