CHAPITRE VIII.
PASSAGES DE L’ÉCRITURE RELATIFS A L’INFÉRIORITÉ DU FILS.
- Il est vrai que l’Apôtre dit dans sa première épître aux Corinthiens, que « lorsque toutes choses auront été assujetties au Fils, alors le Fils sera lui-même assujetti à Celui qui lui aura assujetti toutes choses (I Cor., XV, 28 ) ». Mais ces paroles signifient seulement , qu’alors même l’humanité que le Fils de Dieu a prise en se faisant homme, ne sera point absorbée par la divinité, ou, pour parler plus exactement, par l’Etre divin. Car cet Etre n’est point créature, et il n’est autre que la Trinité, une en nature, incorporelle et immuable, et dont les personnes sont entre elles consubstantielles et coéternelles. Voulez-vous même, avec quelques-uns, interpréter ces paroles : « Et le Fils sera lui-même assujetti à Celui qui lui aura assujetti toutes choses », dans le sens que cet assujettissement s’opérera par le changement et la transformation de la nature humaine en la nature et l’essence divine, en sorte que l’homme disparaîtra en Jésus-Christ, et qu’il ne restera plus que le Dieu? du moins, vous ne pouvez pas ne point accepter ce fait irrécusable, a savoir que cette transformation n’avait point eu lieu quand Jésus-Christ disait : « Mon Père est plus grand que moi ». Car il a prononcé cette parole bien avant son Ascension, et même avant sa mort et sa résurrection.
D’autres au contraire croient qu’un jour cette transformation de la nature humaine en la nature divine aura lieu, et ils expliquent ces mots : « Alors le Fils sera lui-même assujetti à Celui qui lui aura assujetti toutes « choses » , comme si l’Apôtre disait qu’au jour du jugement général, et après qu’il aura remis son royaume entre les mains de son Père, le Verbe de Dieu lui-même et la nature humaine qu’il a prise, seront perdus et abîmés en l’essence de Dieu le Père, qui a soumis toutes choses à son Fils. Mais ici encore, et même dans cette seconde hypothèse, le Fils est inférieur au Père, en tant qu’il a pris dans le sein d’une Vierge la forme d’esclave. Enfin se présente un troisième ordre d’adversaires. Ils affirment qu’en Jésus-Christ l’humanité a été dès le principe absorbée par la divinité: et toutefois ils ne peuvent nier que l’homme subsistait encore dans le Christ, lorsqu’il disait avant sa passion : « Le Père est plus grand que moi ». Il est donc véritablement impossible de ne pas interpréter cette parole dans ce sens que le Fils de Dieu, égal à son Père comme Dieu, lui est inférieur comme homme.
Il est vrai que l’Apôtre en disant « que tout est assujetti au Fils », excepte manifestement « Celui qui lui a assujetti toutes choses ». Mais ce serait une erreur d’en conclure que le Père seul doit agir en cette circonstance, et que le Fils n’a point concouru à s’assujettir toutes choses. Au reste saint Paul explique lui-même sa pensée dans ce passage de l’épître aux Philippiens : « Nous vivons déjà dans le ciel; et c’est de là aussi que nous attendons le Sauveur, Notre Seigneur Jésus-Christ, qui changera notre corps misérable en le rendant conforme à son corps glorieux par cette vertu efficace qui peut lui assujettir toutes choses ( Philipp., III, 20, 21 ) ». Le Père et le Fils agissent donc inséparablement : toutefois ce n’est pas le Père qui s’assujettit toutes choses, mais c’est le Fils qui lui soumet toutes choses, qui lui remet son royaume, et qui anéantit tout empire, toute domination et toute puissance. C’est en effet (354) au Fils seul que se rapportent ces paroles de l’Apôtre: « Lorsqu’il aura remis son royaume à Dieu son Père, et qu’il aura anéanti tout empire, toute domination et toute puissance ( Cor., XV, 24.) ». Le Fils soumet donc toutes choses à son Père dès là qu’il anéantit tout empire et toute puissance.
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Cependant il ne faut pas croire que le Fils s’ôte à lui-même son royaume parce qu’il le remet à son Père. Car quelques-uns ont poussé jusqu’à ce point l’aberration du langage. Il n’en est rien, et en remettant le royaume à Dieu le Père, Jésus-Christ n’abdique point sa royauté, puisqu’il est avec le Père un seul et même Dieu. Mais ce qui trompe ici ces esprits qui n’étudient que légèrement nos saintes Ecritures, et qui se passionnent pour de vaines disputes, est la conjonction jusqu’à ce que. L’Apôtre dit en effet : « Il faut que le Christ règne jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds (Ibid., XV, 25 ) ». Et de là nos adversaires concluent qu’alors il ne règnera plus. Ils ne comprennent donc point qu’on doit attacher ici au mot jusqu’à ce que le même sens que dans ce verset du psaume cent onzième : « Son coeur est affermi, et il ne se troublera point jusqu’à ce qu’il voie la ruine de ses ennemis (Ps., CXI, 8 ) »; c’est-à-dire qu’il ne sera plus sujet au trouble ni à la crainte, parce qu’il aura vu la ruine de ses ennemis. Eh quoi! encore cette parole: « Lorsque le Christ aura remis le royaume à Dieu le Père », signifie-t-elle que jusqu’à ce moment Dieu le Père n’aura point régné? Non sans doute : mais Jésus-Christ, qui est vrai Dieu et vrai homme, qui s’est fait médiateur entre Dieu et les hommes, et qui règne aujourd’hui par la foi sur les justes, les introduira alors dans cette vision intuitive, que l’Apôtre appelle « une vision face à face (I Cor., XIII, 12 ) ». C’est pourquoi cette parole : « Lorsque le Christ aura remis le royaume à Dieu le Père », doit être entendue dans ce sens : lorsque le Christ aura conduit les vrais croyants à la vision claire et parfaite de Dieu le Père. Il a dit en effet lui-même: « Toutes choses m’ont été données par mon Père; et nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler ( Matt., XI, 27) ». C’est donc alors que le Fils révélera pleinement le Père aux yeux des élus, parce qu’il détruira tout empire, toute domination et toute puissance. Mais il opérera lui-même cette destruction, et il n’y emploiera point le secours des esprits célestes, les trônes, les vertus et les principautés. Aussi peut-on appliquer au juste sur la terre ce passage du Cantique des cantiques où l’Epoux dit à l’épouse: « Je te donnerai un miroir d’or entrelacé d’argent, tandis que le Roi repose sur sa couche ( Cant., I, 11 ) ». Or, ce roi est le Christ dont la vie est cachée en Dieu, selon cette parole de l’Apôtre : « Votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ; et lorsque Jésus-Christ, qui est votre vie, paraîtra, vous paraîtrez aussi avec lui dans la gloire ( Coloss., III, 4 ) ». Mais en attendant cet heureux jour, « nous ne voyons Dieu que comme dans un miroir et sous des images « obscures, mais alors nous le verrons face à face ( Cor., XIII, 12 )».
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C’est cette vision intuitive qui nous est montrée comme le but de toutes nos actions
et la perfection de notre bonheur. Car « nous sommes les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous savons seulement que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est ( Exod., III, 14 ) ». Le Seigneur disait autrefois à Moïse, son serviteur : « Je suis celui qui est, et vous direz aux enfants d’Israël: Celui qui est m’a envoyé vers vous ( Exod., III, 14 ) ». Eh bien la contemplation de cet Etre suprême est réservée pour l’éternité. Le Sauveur dit en effet: « La vie éternelle, ô mon Père, est de vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé ( Jean XVII, 3 )». Or ce mystère ne nous sera pleinement révélé, que « lorsque le Seigneur viendra, et qu’il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres (I Co., IV, 5) ». Car alors nous dépouillerons, pour ne plus les reprendre, les grossières enveloppes de la corruption et de la mortalité; et nous verrons luire cette aurore céleste dont le psalmiste a dit: « Dès l’aurore je me présenterai devant vous, et je vous contemplerai ( Ps., V, 5) » Je rapporte donc à cette ineffable contemplation ces paroles de l’Apôtre : « Lorsque le Fils aura remis son royaume à Dieu le Père » , c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, et médiateur entre Dieu et les hommes, aura conduit à la vision ( 355) claire et parfaite de Dieu le Père, les justes en qui il vit aujourd’hui par la foi.
Si je me trompe dans cette interprétation, j’en accepte d’avance une plus heureuse. Mais pour le moment je n’en vois pas d’autre. Eh! que pourrons-nous chercher encore, quand nous aurons été admis à la contemplation de l’essence divine ? Sur la terre cette: jouissance nous est refusée, et: toute notre joie est l’espérance d’y parvenir. « Or l’espérance qui verrait, ne serait plus de l’espérance, car comment espérer ce qu’on voit déjà? Nous espérons donc ce que nous ne voyons, pas encore, et nous l’attendons par la patience, tandis que le Roi repose. sur sa couche ». Car alors se vérifiera pour nous. cette parole du psalmiste: « La vue de votre visage me remplira de joie ( Rom., VIII, 24, 25, ; Cant., I, 11 ; Ps., XV, 11). Mais cette joie sera si abondante qu’elle rassasiera tous nos désirs, et que nous ne saurions rien demander de plus. Et en effet, nous verrons Dieu le Père; et cela ne nous suffira-t-il pas? L’apôtre Philippe le comprenait bien quand il disait à Jésus-Christ : « Montrez-nous le Père, et cela nous suffira ». Toutefois il n’en avait pas une intelligence pleine et parfaite, car il eût pu dire également: Seigneur, montrez-vous à nous, et cela nous suffira. C’est ce que le Sauveur se proposa de lui faire entendre par cette réponse: « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père». Mais parce que Jésus-Christ voulait qu’avant d’obtenir la vision intuitive du Père, cet apôtre vécût d’une vie de foi, il ajouta: « Ne croyez-vous pas que je suis en mon Père, et que mon Père est en moi? (Jean, XIV, 9,10 )»
Et en effet, « pendant que nous habitons dans ce corps, nous marchons hors du Seigneur, car nous n’allons à lui que par la foi, et « nous ne le voyons pas encore à découvert ( II Cor., V, 6, 7 )». Or la vision intuitive. sera la récompense de notre foi; et c’est cette foi qui purifie nos coeurs, selon cette parole du livre des Actes: « Le Seigneur purifie les coeurs par la foi (Act., XV, 9 ) ». Une autre preuve de cette vérité, et preuve bien convaincante , est la sixième béatitude qui est ainsi conçue: « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu ( Matt., V, 8 ) ». D’un autre côté le Psalmiste nous rappelle que cette jouissance de la vision intuitive est réservée pour l’éternité, quand il met ces paroles dans la bouche de Dieu: « Je le rassasierai de la longueur du jour, et je lui ferai voir le Sauveur que j’ai promis (Ps., XC, 16) ». Il est donc indifférent de dire: montrez-nous le Fils, ou montrez-nous le Père; car l’un ne peut être vu sans l’autre, puisqu’ils sont un, selon cette parole de Jésus-Christ : « Le Père et moi nous sommes un ( Jean, X, 30) ». -C’est à cause de cette inviolable unité que souvent nous nommons le Père seuil, ou le Fils seul, comme devant nous remplir de joie par la vue de son visage.
- Mais ici encore on ne sépare point du Père ni du Fils l’Esprit-Saint, qui est l’Esprit de l’un et de l’autre. Il est, en effet, « cet Esprit de vérité que Je monde ne peut recevoir (Jean, XIV, 17 ) ». Ainsi notre joie sera véritablement pleine et parfaite par la vision intuitive de la sainte Trinité, à l’image de laquelle nous avons été formés. Aussi disons-nous quelquefois que le Saint-Esprit seul suffira à notre béatitude ; et cette manière de parler est vraie, parce que l’Esprit-Saint ne peut être séparé du Père ni du Fils. Il en est de même et du Père, parce qu’il est inséparablement uni au Fils et au Saint-Esprit, et du Fils, parce qu’il est inséparablement uni au Père et au Saint-Esprit. C’est ce qu’exprime formellement ce passage de l’Evangile: « Si vous m’aimez, dit Jésus-Christ, gardez mes commandements, et je prierai mon Père, et il vous donnera un autre Consolateur, pour qu’il demeure éternellement avec vous, l’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir » : c’est-à-dire ceux qui aiment le monde, car « l’homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l’Esprit de Dieu (Jean, XIV, 15, 17 ; I Cor., II, 14) ».
Peut-être aussi voudrez-vous expliquer cette parole : « Je prierai mon Père, et il vous enverra un autre Consolateur », dans ce sens que le Fils seul ne suffit pas à notre bonheur éternel? Eh bien! voici un passage où le dogme contraire est expressément énoncé. « Lorsque l’Esprit de vérité, dit Jésus-Christ, sera venu, il vous enseignera toute vérité (Jean, VI, 13 ) ». Est-ce qu’ici le Fils est séparé de L’Esprit-Saint, comme s’il ne pouvait lui-même enseigner toute vérité, et comme si l’Esprit-Saint devait suppléer à l’imperfection de son enseignement? Ajoutez donc, si cela vous plaît, que l’Esprit-Saint est plus grand que le Fils, (356) quoique plus communément vous disiez qu’il lui est inférieur. Est-ce encore parce que le texte évangélique ne dit -pas : lui seul, ou nul autre que lui ne vous enseignera toute vérité, que vous nous permettez du moins de croire que le Fils enseigne conjointement avec l’Esprit-Saint? Mais l’Apôtre a donc exclu le Fils de la science des choses de Dieu, quand il a dit:
« Personne ne connaît ce qui est en Dieu, « sinon l’Esprit de Dieu ( I Cor., II, 11 )? » Ainsi ces hommes pervers pourront conclure de ce passage que l’Esprit-Saint révèle au Fils lui-même les choses de Dieu, et qu’il l’en instruit comme un supérieur instruit son inférieur. Et cependant le Fils n’accorde à l’Esprit que d’annoncer ce qu’il aura reçu de lui. « Parce que je vous ai parlé de la sorte, dit Jésus-Christ à ses apôtres, votre coeur est rempli de tristesse. Mais je vous dis la vérité : il vous est bon que je m’en aille, car si je ne m’en vais point, le Consolateur ne viendra point à vous ( Jean, XVI, 6, 7) ».