CHAPITRE III.
L’ÂME NE S’AIME PAS SANS SE CONNAÎTRE.
- Qu’est-ce que l’âme aime donc, quand, ne se connaissant pas elle-même, elle désire ardemment se connaître? La voilà qui se cherche elle-même pour se connaître et ce but enflamme ses désirs. Elle aime donc: mais qu’aime-t-elle? Elle-même? Mais comment cela, puisqu’elle ne se connaît pas encore et que personne ne peut aimer ce qu’il ne connaît pas? Serait-ce que la renommée lui a fait l’éloge de sa beauté, comme cela arrive des absents? Peut-être ne s’aime-t-elle pas elle-même, mais certaine forme fantastique, qui peut être tout autre qu’elle. Ou bien, sua forme qu’elle rêve lui ressemble, en l’aimant, elle s’aime elle-même avant de se connaître, puisqu’elle aime sa propre ressemblance; elle connaît donc d’autres âmes sur lesquelles elle se forge un modèle, et, par là même, elle se connaît déjà d’après les notions du genre. (476) Mais comment donc connaît-elle d’autres âmes et ne se connaît-elle pas elle-même, quand rien ne peut lui être plus présent qu’elle-même? Que s’il en est ici comme pour les yeux du corps qui connaissent mieux les autres yeux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, l’âme peut se dispenser de se chercher: car elle ne se trouvera jamais. En effet, les yeux ne se verront jamais eux-mêmes qu’à l’aide du miroir; et on ne peut supposer qu’il existe des procédés analogues pour les choses immatérielles, et que l’âme puisse se connaître dans un miroir. Ou bien voit-elle, dans la raison de l’éternelle vérité, combien il est beau de se connaître soi-même; et aime-t-elle ce qu’elle voit, et désire-t-elle le voir réalisé en elle? En ce cas, bien qu’elle ne se connaisse pas, elle connaît du moins l’avantage qu’elle aurait à se connaître. Et c’est déjà quelque chose de bien étonnant de ne pas se connaître encore et de savoir néanmoins combien il est beau de se connaître soi-même. Serait-ce enfin qu’elle découvre quelque but excellent, c’est-à-dire sa sécurité et son bonheur, à l’aide de quelque secrète réminiscence qui ne l’a point abandonnée dans ses lointaines pérégrinations, et qu’elle sente qu’elle ne peut atteindre ce but sans se connaître elle-même? Alors elle aime ce but, et en cherche le moyen; elle aime le but qu’elle connaît, et cherche, en vue de lui, ce qu’elle ne connaît pas. Mais pourquoi le souvenir de son bonheur ne s’est-il point perdu, pendant que le souvenir d’elle-même s’effaçait? Pourquoi elle qui veut parvenir au but, ne s’est-elle pas aussi bien connue que le but auquel elle veut parvenir? Serait-ce que, quand elle aime à se connaître, ce n’est pas elle-même, qu’elle ne connaît pas, mais sa propre connaissance qu’elle aime, et qu’elle souffre de ne pas faire partie elle-même de sa propre science qui veut tout embrasser? Mais elle sait ce que c’est que connaître, et tout en aimant ce qu’elle connaît, elle désire aussi se connaître elle-même. Or, où a-t-elle pris l’idée de sa propre connaissance, si elle ne se connaît pas? Car elle sait qu’elle connaît d’autres choses et qu’elle ne se connaît pas; c’est même par là qu’elle connaît ce que c’est que connaître. Comment donc sait-elle qu’elle sait quelque chose, elle qui s’ignore elle-même? En effet, ce n’est pas d’une autre âme, mais d’elle-même, qu’elle sait qu’elle sait. Elle se sait donc elle-même. Et en se cherchant pour se connaître, elle sait qu’elle cherche. Elle se connaît donc déjà. Il n’est donc pas possible qu’elle s’ignore absolument, elle qui, sachant qu’elle ne se sait pas, se sait par là même. Que si elle ignore qu’elle ignore, elle ne peut se chercher pour se connaître. Donc, par le seul fait qu’elle se cherche, elle prouve plutôt qu’elle se connaît qu’elle ne prouve qu’elle s’ignore. En effet, en se cherchant pour se connaître, elle connaît qu’elle se cherche et qu’elle s’ignore.