CHAPITRE PREMIER.
QU’EST-CE QUE LA SAGESSE DONT IL EST ICI QUESTION? D’OU VIENT LE NOM DE PHILOSOPHE? CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT DE LA DISTINCTION ENTRE LA SCIENCE ET LA SAGESSE.
- Nous avons maintenant à traiter de la sagesse, non pas de la sagesse de Dieu qui est Dieu même, puisque le Fils unique de Dieu est appelé sagesse de Dieu (Eccl., XXIV, 5 ; I Cor., I, 24 ); mais de la sagesse de l’homme, de la vraie sagesse qui est selon Dieu, qui forme son culte véritable et principal, ainsi que les Grecs l’expriment par un seul mot Theosebeia . Les Latins voulant aussi, comme nous l’avons déjà dit, renfermer l’idée sous une seule expression, lui ont donné le nom de piété, que les Grecs appellent ordinairement eusebeia mais faute de pouvoir rendre en un seul mot le sens de Theosebeia, ils en emploient deux et disent le culte de Dieu : Dei cultus.
Or, que cette sagesse de l’homme existe, cela est démontré, comme nous l’avons déjà posé en principe au douzième livre de cet ouvrage (Ch., XIV.), par le témoignage de la sainte Ecriture, au livre du serviteur de Dieu, Job, où on lit que la Sagesse divine dit à l’homme : « La piété, voilà la sagesse; la fuite du mal, voilà la science (Job., XXVIII, 28 ) », ou la doctrine (disciplina), comme quelques-uns traduisent le mot grec disciplina venant de disco, ce qui
permet de lui donner le nom de science. En effet, on n’apprend que pour savoir. Sous un
autre point de vue, on appelle aussi discipline les maux que le pécheur subit pour ses fautes
et en vue de sa correction. C’est en ce sens qu’on lit dans l’épître aux Hébreux: « Car quel est le fils à qui son père ne donne pas la discipline?» Et plus clairement encore un peu plus bas .
« Tout châtiment (disciplina) paraît être dans le présent un sujet de tristesse et non de joie; mais ensuite il produit pour ceux qu’il a exercés un fruit de justice plein de paix (Héb., XII, 7, 11 ) ». Dieu est donc la souveraine sagesse; et la sagesse de l’homme, dont il est ici question, est le culte de Dieu. Car « la sagesse de ce siècle est folie devant Dieu (Cor., III, 19) ». Et c’est à propos de cette sagesse, qui est le culte de Dieu, que l’Ecriture sainte dit: « La multitude des sages est « le salut du monde (Sag., VI, 26 ) ».
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Mais s’il n’appartient qu’aux sages de parler de la sagesse, que ferons-nous? Oserons-nous, pour ne pas être accusés d’impudence, faire profession de sagesse? Ne reculerons-nous pas, à l’exemple de Pythagore qui n’osa se dire sage, mais répondit simplement qu’il était philosophe, c’est-à-dire ami de la sagesse? Formation de mots, qui fut tellement bien accueillie par la postérité , que tout homme qui passait à ses propres yeux ou aux yeux des autres pour exceller dans la doctrine de la sagesse, ne porta désormais plus d’autre nom que celui de philosophe. Serait-ce qu’aucun de ces hommes n’osait se déclarer sage, parce qu’ils croyaient que le sage doit être exempt de tout péché? Ce n’est pas ce que nous dit l’Ecriture, où nous lisons « Reprenez le sage et il vous aimera (Prov., IX, 8 ) ». Or, elle suppose coupable celui qu’elle conseille de reprendre. Pour moi, je n’ose pas me dire sage en ce sens. Il me suffit — et personne ne peut nier ceci — qu’il appartienne au philosophe, c’est-à-dire à l’ami de la sagesse, de discuter sur la sagesse. C’est ce que n’ont pas laissé de faire ceux qui se sont déclarés amis de la sagesse plutôt que sages.
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Or, dans leurs discussions sur ce sujet, ils ont défini la sagesse: La science des choses humaines et divines. C’est ce qui m’a fait dire plus haut qu’on peut appeler indifféremment sagesse ou science, la connaissance des choses divines et humaines (Liv., III, ch. I, XIX. ). Mais d’après la distinction établie par l’Apôtre : « A l’un est donnée la parole de sagesse, à un autre la parole de science (I Cor., XII, 8 ) », il faut (525) partager la définition, donner proprement le nom de sagesse à la science des choses divines, et réserver celui de science à la connaissance des choses humaines. J’ai parlé de celle-ci dans le livre treizième, en lui attribuant, non tout ce qu’on peut savoir en fait de choses humaines — où une si grande part est faite à une vanité stérile et à une coupable curiosité — mais seulement ce qui produit, entretient, défend et fortifie cette foi si salutaire qui conduit au vrai bonheur : science rare chez les fidèles, même chez ceux qui sont pleins de foi. En effet, autre chose est de savoir simplement ce que l’homme doit croire pour obtenir la vie heureuse , qui est nécessairement immortelle; autre chose de savoir comment ce que l’Apôtre semble appeler proprement science est utile aux fidèles et doit être défendu contre les impies. En parlant de celle-ci plus haut, j’ai surtout insisté sur la foi elle-même, établissant en peu de mots la distinction entre les choses de l’éternité et celles du temps, et ne m’occupant, là, que de ces dernières. Je me réservais de traiter dans le livre quatorzième des choses éternelles, et j’ai démontré ( Liv., XIII, ch. VII ) que la foi même aux choses éternelles appartient au temps, qu’elle habite temporellement dans le coeur des croyants et qu’elle est cependant nécessaire pour obtenir le bonheur de l’éternité. J’ai également fait voir que pour parvenir à ce bonheur, il faut aussi croire à tout ce que l’Eternel a fait et souffert pour nous, sous la forme humaine qu’il a revêtue dans le temps et qu’il a introduite dans la demeure éternelle; en outre, que les vertus mêmes qui nous apprennent à bien vivre ici-bas, la prudence, la force, la tempérance et la justice, ne sont point de véritables vertus, si elles ne sont rattachées à cette même foi, qui, quoique propre au temps, conduit néanmoins à l’éternité (Id., ch. XX. )