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La justice qui nous est possible en cette vie et en vertu de laquelle le juste vit de la foi1, quoiqu'il soit éloigné du Seigneur et ne le voie qu'en énigme; cette justice, disons-nous, n'est pour ainsi dire qu'une justice commencée, et cependant ce n'est point une absurdité de soutenir qu'elle a pour caractère l'aversion du péché. En effet, si dès ici-bas nous ne pouvons avoir toute la charité que nous puiserons au ciel dans une connaissance entière et parfaite, doit-on nous en faire une faute ? Autre chose est de ne pas posséder la charité dans toute sa plénitude, autre chose est de ne se livrer à aucune passion. Ainsi donc, quoique l'homme aime bien moins Dieu qu'il ne l'aimera quand il le verra face à face, toujours est-il qu'il ne doit se porter à rien d'illicite. De même en est-il pour les choses corporelles : notre oeil peut fort bien ne se complaire dans aucunes ténèbres, quoiqu'il ne puisse pas soutenir tout l'éclat de la lumière.
Voici donc l'idée que nous pouvons nous faire de notre âme tant qu'elle est liée à ce corps corruptible. Pour étouffer et détruire tous les mouvements de la convoitise terrestre, elle ne jouit pas encore de la perfection suréminente de la charité divine ; cependant, avec le commencement de justice qu'elle possède, elle ne doit consentir à rien d'illicite, ni céder à cette convoitise. C'est ainsi qu'elle parviendra à cette vie immortelle : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces2; que le péché ne règne pas dans votre corps mortel et n'obéissez point à ses désirs3 ; vous ne convoiterez pas4; ne soyez pas l'esclave de vos concupiscences5 ». Au ciel ne plus rien désirer que de persévérer dans cette perfection ; sur la terre suivre dans ses actions les règles de la justice et espérer pour récompense la perfection des élus; au ciel, le juste vivra sans la foi dans cette vue, face à face, qu'il a toujours désirée ; sur la terre, le juste vit de la foi dans laquelle il aspire à jouir au ciel de la vue intuitive.
Il suit de là que l'homme qui vit de la foi est loin d'être impeccable, puisqu'il peut consentir à certaine délectation illicite, non-seulement quand il s'agit de fautes graves et horribles, mais encore de fautes légères. Il lui arrivera, par exemple, de prêter l'oreille à une parole qui ne devrait pas être écoutée, de prononcer une parole qui n'aurait pas dû être conçue, de former dans son coeur une pensée dont l'objet le charme, mais qu'il sait être défendue par le précepte divin. Le consentement lui-même est alors un péché en dehors de toute action extérieure, dont la crainte du châtiment empêche peut-être seul la perpétration. Quant aux justes qui vivent de la foi, n'ont-ils donc aucun besoin de dire : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous « pardonnons à ceux qui nous ont offensés6? » regardent-ils comme un mensonge ce qui est écrit : « Tout homme vivant ne pourra être trouvé parfaitement juste à vos yeux7 ?» et encore : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous8? » et encore : « Il n'est aucun homme dont on puisse dire qu'il ne péchera pas9? » et ailleurs : « Il n'est aucun juste sur la terre qui fasse le bien et ne péchera pas10? » et autres passages semblables tirés de la sainte Ecriture? Remarquons sur le dernier que nous venons de citer, que l'écrivain sacré se sert non pas du passé: qui n'a pas péché, mais du futur: « qui ne péchera pas ».
Comme ces oracles ne sauraient être faux, la conséquence que nous devons en tirer, c'est que nul homme n'est ici-bas absolument sans péché, quel que soit d'ailleurs le degré de justice auquel il soit parvenu; et dès lors tout homme doit donner afin qu'il lui soit donné; tout homme doit pardonner afin qu'il lui soit pardonné11 ; et s'il a quelque justice, il ne doit point se l'attribuer à lui-même, mais à la grâce de Dieu qui seul flous justifie; il doit même avoir toujours faim et soif de la justice12, et la demander à Dieu, qui est le pain vivant13 et la source de vie14, et qui tout en justifiant ses saints dans les épreuves de cette vie, accorde largement à ceux qui l'implorent et pardonne miséricordieusement les fautes qu'ils confessent dans l’humilité de leur cœur.