Exemples d'illusionnés.
Héron ne veut pas interrompre son abstinence, même le jour de Pâques. Il refuse de s'asseoir à la table commune.
Il reçoit une apparition diabolique. Persuadé qu'il ne peut lui arriver mal, il se jette dans un puits.
Mais comme je vous ai promis de confirmer aussi par des exemples nouveaux ce jugement que le bienheureux Antoine et les autres Pères ont porté de cette vertu, je vous prie de vous souvenir de ce qui s'est passé depuis peu dans ce désert, et ce que vous y avez vu de vos yeux. Je parle de ce déplorable vieillard Héron, qui depuis peu de jours est tombé par l'illusion du diable du comble de la vertu dans le plus déplorable de tous les malheurs. Il avait été cinquante ans parmi nous dans cette solitude. Il y avait vécu avec une extrême austérité, et il avait un amour pour la retraite qui passait toute l'ardeur de ce qu'il y a ici de solitaires. D'où lui est donc venue cette chute, et comment cette illusion du démon a-t-elle pu trouver une personne qui avait tant enduré de travaux? Quelle a été la cause d'un accident qui a causé tant de larmes et tant de douleur à tous ceux qui demeuraient alors dans ce désert, sinon que, n'étant pas encore assez ferme dans la vertu de la discrétion, il a mieux aimé suivre son propre esprit et sa propre conduite, que les règles et la conduite de nos anciens? Il avait toujours été si inflexible dans cette rigueur extraordinaire et inimitable de son jeûne, et il avait toujours été tellement attaché au secret de sa solitude, que la vénération qui est due au saint jour de Pâques ne l'en avait jamais pu arracher pour obtenir de lui qu'il vînt prendre son repas avec ses frères. Cette fête si auguste, qui tous les ans rassemblait tous les solitaires dans l'église, ne l'a pu jamais rejoindre aux autres. Et quoique tous les solitaires demeurassent dans l'église et mangeassent ensemble, on ne put jamais néanmoins le retenir avec eux, de peur qu'en goûtant tant soit peu de légume, il ne parut s'être relâché en quelque chose de sa première ferveur. Ce fut cette présomption qui le fit tomber dans cette illusion déplorable. Il reçut avec un profond respect l'ange de Satan comme s'il eût été un ange de lumière. Il obéit à ses ordres avec une. profonde soumission, et se fiant à la parole de cet esprit qu'il croyait son bon ange, et qui l'assurait que le mérite de sa vertu et de ses travaux, le mettait au-dessus de tout danger de se perdre, il se précipita lui-même au milieu de la nuit dans un puits si creux que l'oeil n'en pouvait découvrir le fond. Il voulut faire l'épreuve de cette promesse qui l'assurait que rien ne le pourrait blesser, en se jetant dans ce puits, croyant qu'il ne pouvait souhaiter de plus grand témoignage du mérite de sa vertu, que de se précipiter ainsi sans perdre la vie. Les frères épouvantés accoururent à ce puits, et l'en ayant à grand'peine retiré à demi-mort, lorsqu'au bout de trois jours il était près de rendre l'esprit il fit paraître une opiniâtreté pire que sa première folie. Car il demeura si obstiné dans son illusion, que sa mort même ne lui put persuader que le démon s'était joué de lui, et l'avait trompé par ses finesses. Le prêtre et le saint abbé Paphnuce témoignèrent leur juste sévérité en cette rencontre, et quelques grands travaux qu'il eût soufferts, quelque longueur d'années qu'il eût passées dans la solitude, et quelque compassion que méritât un accident si déplorable, tout ce qu'on put obtenir d'eux fut de ne le point compter au rang de ceux qui se font mourir eux-mêmes, et de ne le juger pas indigne des prières et des oblations qu'on a de coutume d'offrir pour le soulagement des morts. (Coll., 5. P. L., 49, 529.)