CHAPITRE PREMIER : PRINCIPES PREMIERS PREMIÈRES FORMULES
Ce serait proposer une folle gageure que de promettre au nom des Pères du désert un traité condensé de morale théorique.
La valeur propre de leur enseignement est dans l'art d'admettre et de faire pénétrer dans leur propre vie. Ils livrent conseils et préceptes de coeur à coeur, de volonté à volonté. Ils ignorent l'appareil didactique. Ils n'ont pas souci d'hiérarchiser leurs maximes et de les présenter dans un ordre logique.
Ceux qui demandent aux vénérables anciens de don. ner en un mot la quintessence de l'ascétisme recevront des réponses diverses, sans y trouver d'opposition.
Nous donnons quelques-unes de ces vues d'ensemble, et si nous trouvons que ce n'est pas toujours la même vertu qui est mise au premier plan, nous ne crions pas à la contradiction. Toutes les vertus se tiennent, peu importe celle qui sera mise en plus grande lumière. En pratiquer une à la perfection c'est atteindre la perfection tout court.
Encore moins faut-il attendre d'eux la discussion des fondements de la morale, du caractère absolu de l'obligation, de l'existence de la loi éternelle, de l'immortalité de l'âme. La controverse de saint Pacôme avec des philosophes porte sur des énigmes et des charades. Saint Antoine répond aux philosophes qu'il s'appuie sur là foi et non sur « une dialectique, procédant de l'art de ceux qui l'ont inventée ». Il n'est pas porté, pas plus que ne le seront ses disciples, à voir l'adversaire dans un esprit sceptique mais dans les habitudes vicieuses des disciples.
Sans doute, l'application qu'ils font des maximes évangéliques, leurs directions, leur doctrine spirituelle sont en accord avec les principes immuables, et ne redouteront pas l'examen d'un logicien ou d'un théologien, mais ils ne se pressent pas de dégager et de formuler ces principes. Ils les découvrent peu à peu, à mesure que grandissent les curiosités légitimes et le besoin de mettre en harmonie les connaissances de divers ordres.
Ce qui paraît premier aux yeux du philosophe, héritier de nombreux siècles d'analyse, ou si l'on veut, ce qui est premier en ontologie, ne l'est pas dans l'ordre historique de l'expression, les premières formules n'ayant pas l'aspect de généralité et en même temps de netteté qu'offrent les premiers principes.
Aussi les pages de ce chapitre devraient-elles venir en dernier lieu, si nous voulions suivre la méthode des Pères et le mouvement de leur pensée. Dans ce domaine de l'histoire de la morale, principes, classements, divisions émergent et s'étendent comme le relief rudimentaire de l'Egypte cultivée, à mesure que le Nil rentre dans son lit, avant que les haies de roseaux, les rigoles, les différences de culture aient tracé des limites et fixé des points de repère.
Jean Climaque donne un relevé d'ensemble des méthodes spirituelles. Héritier de la largeur de vues des anciens, il propose divers programmes alphabétiques et rédige une nomenclature de dévotion et d'ascétisme auquel il y aurait peu à ajouter pour avoir le vocabulaire de la spiritualité moderne.
Frappé par le récit de certaines singularités; qu'on n'aille pas y voir des exemples offerts à tous. Les Pères n'ont pas réduit l'ascèse à l'usage de recettes empiriques.
Voyez comme un ancien rebute durement celui qui a mis sa vertu à apprendre par cœur les livres sacrés, ou celui qui penserait avoir réalisé l'abnégation parfaite en ne faisant pas de cuisine. L'admiration ne doit pas aller aux merveilles et aux prodiges ; le grand miracle c'est la guérison des maux de l'âme.
Comment donc apprécier la valeur de nos actions? A les considérer en elles-mêmes, il en est de mauvaises, il en est d'indifférentes. On reconnaît leur caractère en regardant la fin à laquelle elles tendent et celle qu'a en vue celui qui les pose.
Cassien écoutant Moïse, c'est le spirituel prenant langue avec le philosophe. Le vieil abbé découvre un premier dessin de la morale rationnelle des scolastiques. Cette première conférence contient les premières thèses de l'Ethique. Quel est celui des deux qui philosophe et dégage les principes impliqués dans la tradition du désert? Il est probable que Cassien intervertit les rôles et qu'il fait profiter cet enseignement pratique du souci de logique qu'il a apporté d'ailleurs. Mais nous n'avons pas à discuter en détail les sources de Cassien. Laissant de côté les attributions personnelles, nous constatons le progrès de la doctrine du désert en contact avec la culture grecque et ses premières démarches vers le système qui lui convient. Moïse ne commence pas par saisir l'analyse des sentiments de l'obligation, pour en rechercher l'origine. Il regarde la nature de l'action humaine caractérisée par la recherche de la fin. Il distingue les différents ordres de fins, la fin immédiate, fin qui est un moyen pour atteindre une fin supérieure, et la fin dernière.
Les exemples tirés de l'agriculture initient Germain et Cassien à l'usage des termes philosophiques. Mais ils ne savent que répondre à la question plus élevée et plus générale? Quelle est la fin du chrétien? Le royaume de Dieu? — Soit! Mais encore, il y a plusieurs manières de l'entendre. S'agit-il d'une place dans le royaume éternel et des vertus qui y conduisent? Et le motif dominant, suprême est-il le bonheur à acquérir, ou le service de Dieu pour lui-même?
Moïse amène ses disciples en face du principe qui domine la morale chrétienne aussi bien que la spiritualité monastique : « Nos jeûnes, nos veillés, la méditation de l'Ecriture ne sont pas la perfection, mais les instruments pour l'acquérir. » Saint Thomas appuie ses démonstrations sur le texte de Cassien. Il faut rapporter toutes les œuvres à la pureté de coeur qui n'est autre chose que la charité.
Examiner la direction de l'Intention sera donc un des premiers exercices.
Il n'est pas toujours aisé à l'homme de reconnaître le motif qui l'entraîne, car son âme est d'une extrême mobilité, et change promptement et continuellement d'attitude. Plus grande encore est la difficulté qui vient de la complexité de cet organisme intérieur, des impulsions en sens contraire. Le gouvernement de ce royaume mystérieux est malaisé, tant l'illusion est facile. On subit une impulsion d'origine inavouable au moment où l'on se flatte de se diriger.
Cependant il ne faut pas s'attarder à une analyse trop subtile. Suffisamment mis en garde contre les influences perfides, on doit écarter toutes les sollicitations des apparences séductrices et tendre toute son âme vers le but unique. Qu'au premier réveil, dès qu'il reprend ses sens, l'ascète s'oriente. Qu'il mette en fuite ce démon, l'avant-coureur, qui a la mission spéciale d'égarer vers les ténèbres.
Maximes directrices, principes généraux, aussi bien que les usages et les formes de la vie, tout cela les maîtres le trouvent dans la tradition ; ils ne se mettent pas trop en peine de discerner ce qui a l'autorité de la révélation d'avec les interprétations et les commentaires des anciens.
A leur exemple, ils cherchent et retrouvent tout dans les versets de l'Ecriture. Mais ils ne concevraient pas qu'on pût se passer de la raison. Nous en avons la preuve, lorsque nous les entendons parler des païens qui ont vécu avant le Christ. Cette faculté naturelle, ce pouvoir de se connaître et de se diriger, le chrétien la voit en action chez ses ancêtres païens qui n’avaient pas pour les guider la loi écrite, et qui cependant pouvaient se diriger vers leur fin dernière. Il peut ainsi supputer quelles sont les limites de nos pouvoirs naturels d'investigation et apprécier la supériorité que lui donnent les connaissances venues directement du Ciel.