Éviter la singularité
Cette égalité uniforme et réglée est si pénible, et il est si difficile de s'y établir, que ceux qui ne sont pas parfaitement instruits de la discrétion dont nous parlons, aiment beaucoup mieux prolonger leurs jeûnes durant deux jours et réserver le repas d'un jour pour le joindre à celui du lendemain afin qu'après ce travail ils puissent au moins assurer entièrement leur appétit.
Vous savez ce qui est arrivé sur ce sujet au pauvre Benjamin, qui était du même pays que vous. L'aversion qu'il eut toujours de cette sobriété réglée qu'il pouvait pratiquer en mangeant tous les jours ses deux petits pains, le rendit opiniâtre à vouloir ne manger que de deux jours l'un, afin qu'après ce double jeûne il pût se rassasier en mangeant quatre pains, et qu'il achetât ainsi en quelque sorte par un jeûne de deux jours la satisfaction qu'il trouvait à contenter sa faim entièrement.
Vous savez à quoi se termina cette résolution opiniâtre dans laquelle il demeura inflexible, sans vouloir jamais se soumettre aux avis des anciens, et quelle fut la fin déplorable de ce solitaire. Car il sortit de cette solitude, pour se rengager dans la vaine philosophie et dans la vanité du monde, et ne confirma que trop par l'exemple de sa perte, la vérité de cet oracle de nos anciens : Que tout solitaire qui s'appuie sur son propre sens, et qui suit sa propre lumière, n'arrivera jamais à la perfection, et tombera tôt ou tard dans les embûches et les pièges du démon. (Coll., II, 24. P. L., 49, 555.)