Histoire d'Euloge.
Saint Antoine réconforte la charité d'Euloge. Celui-ci presque poussé à bout par l'ingratitude et les violences d'un estropié à qui il s'est donné tout entier, l'emmène avec lui d'Alexandrie en Thébaïde. « Ne perdez pas la couronne à laquelle vous allez être bientôt appelés! » Sur cette réponse du patriarche, Euloge revient résolu à tout supporter, le malade revient guéri ou calmé. Leur sainte mort à tous deux.
Cet Euloge qui avait fort bien étudié, étant touché de l'amour de Dieu et du désir de vivre éternellement, renonça à tous les embarras du siècle, et distribua son bien aux pauvres, à la réserve d'un peu d'argent, à cause qu'il ne pouvait travailler. Un jour il trouva exposé sur le pavé de la place publique un pauvre estropié[^27] qui n'avait ni pieds ni mains, mais à qui la langue seulement était demeurée, pour pouvoir demander l'aumône à ceux qui passaient par là. Euloge s'étant arrêté le regarda fixement, et parla ainsi à Dieu dans son coeur, comme par une espèce de voeu : « Seigneur, je veux pour l'amour de vous, prendre cet estropié avec moi, et je vous promets de l'assister et de le nourrir jusqu'à sa mort, afin que je me puisse sauver par son moyen. Donnez-moi donc, ô Jésus-Christ, mon cher Maître, la patience qui m'est nécessaire pour lui pouvoir rendre ce service. » Puis s'approchant du pauvre, il lui dit : « Voulez-vous bien que je vous reçoive dans ma maison, et que je vous nourrisse et vous assiste? » Il lui répondit : « Plût à Dieu que vous daigniez me faire cette charité, dont je reconnais n'être pas digne. » « — Je m'en vais chercher un âne, dit Euloge, afin de vous emporter. » Euloge l'ayant emmené dans sa petite maison prit autant de soin de lui que s'il eût été son propre père. Car il le lavait, l'huilait, le réchauffait, et le portait de ses propres mains, le traitant beaucoup mieux que sa condition ne le méritait, et le nourrissant aussi bien que ses infirmités le demandaient, ce que cet estropié reçut comme il devait durant quinze ans.
Mais au bout de ce temps le démon s'étant rendu maître de son coeur afin de priver Euloge de la récompense qu'il pouvait espérer d'une si bonne oeuvre, et de dérober à Dieu les actions de grâce qui lui étaient dues, il le fit murmurer contre Euloge, jusqu'à lui dire mille injures, et lui donner mille malédictions. Euloge essayant d'adoucir son esprit, lui répondait : « Mon maître, ne parlez pas ainsi, je vous prie, mais, dites-moi en quoi j'ai pu vous déplaire, et je m'en corrigerai. » L'estropié répondait avec plus d'arrogance : « Je ne puis souffrir ces flatteries... Je ne veux pas, je ne veux pas demeurer ici : je veux qu'on me mène dans le marché. Quelle violence! Mène-moi où tu m'as pris. » Et il est sans doute que s'il eût eu des mains, il se serait étranglé, ou se serait passé une épée au travers du corps, tant il était agité par le démon. Euloge le voyant en cet état et ne sachant plus que faire, s'en alla demander conseil à des solitaires voisins. « Menez-le au grand homme », lui dirent-ils. Ils nommaient ainsi saint Antoine... Euloge suivant leur conseil flatta autant qu'il pût l'estropié, et le mit sur une petite barque, puis sortit de la ville et le mena dans le monastère des disciples du grand saint Antoine, qui selon ce que Crosne nous raconta, y arriva le lendemain sur le soir, couvert d'un manteau de peaux... S'étant assis il appela l'un après l'autre tous ceux qui se trouvèrent présents : et comme il se faisait déjà tard, personne ne lui ayant dit le nom d'Euloge, il l'appela par trois fois en lui disant : «Euloge, Euloge, Euloge. » Sur quoi Euloge ne lui ayant point répondu, dans la créance qu'il avait que la parole s'adressait à quelque autre qui portait ce même nom, saint Antoine lui dit : « C'est vous, Euloge, que j'appelle, vous qui venez d'Alexandrie. » Euloge lui répondit : « Que vous plait-il de me commander? » Alors le saint lui dit
« Pour quel sujet êtes-vous venu ici? » « Ce-lui qui vous a révélé mon nom, répartit Euloge, vous a sans doute révélé aussi quelle est la cause qui m'amène. » « Il est vrai, répondit saint Antoine ; mais ne laissez pas de le dire en présence de tous les frères, afin qu'ils la sachent aussi. » Alors Euloge lui raconta son histoire... Lorsqu'il eut fini, le saint lui dit d'une voix grave et austère : « Quoi, vous l'abandonnerez, Euloge? Mais Dieu qui est son Créateur ne l'abandonnera pas, encore que vous l'abandonniez, et lui suscitera quelque autre meilleur que vous qui le recevra. » Euloge entendant ces paroles trembla de crainte, et ne répondit pas un seul mot. Le saint le quittant s'adressa à l'estropié, qu'il gronda très rudement, en lui disant à haute voix : u Misérable, indigne que la terre te porte, et que le ciel te regarde : Ne cesseras-tu donc jamais de combattre contre Dieu, et d'aigrir l'esprit de ton frère? Ne sais-tu pas que c'est Jésus-Christ qui t'assiste par son moyen? Et comment as-tu donc le hardiesse de parler de la manière que tu fais contre Jésus-Christ? Car n'est-ce pas pour l'amour de lui qu'il s'est assujetti à te servir? » Ainsi les ayant reprise tous deux, il leur dit de s'en retourner...
En suite de ces paroles ils s'en retournèrent en grande hâte dans leur cellule, où ils vécurent dans une parfaite charité; et quarante jours après, Notre-Seigneur appela à lui le bienheureux Euloge, qui fut suivi trois jours après par ce pauvre, lequel étant infirme et estropié de son corps avait l'âme forte et robuste, et la rendit à son Créateur après la lui avoir recommandée. (Héracl., 9. P. L., 74, 280.)
[^27] De Richeome dans La peinture spirituelle... Lyon, 1611. « Vous contemplez cet homme estropié n'ayant ni pieds ni jambes, tout Impotent et perclus et ressemblant plutôt à un terme de pierre ou à un tronc de bois qu'à une créature humaine, n'était qu'en son visage il porte la trongne d'un homme furieux et forcené. »