Sérapion le Sindonite.
Il y avait un autre Sérapion qu'on nommait Sindonite, à cause qu'il ne portait aucune autre chose qu'un méchant manteau pour se couvrir; et il demeura toujours dans un tel dénuement de toutes choses qu'on l'appelait aussi l'impassible. Étant instruit, il savait par cœur toute l'Écriture Sainte. Cette privation si absolue de tous les biens périssables, et cette méditation continuelle des divines Écritures ne purent l'arrêter dans le repos de sa cellule, non qu'il fût poussé à en sortir par aucuns désirs terrestres, mais à cause qu'il se sentait pressé d'embrasser une vie apostolique.
Les Pères nous racontaient, qu'étant dans une certaine ville il se vendit à des comédiens étrangers pour le prix de vingt écus, qu'il cacheta et garda soigneusement. En servant ces comédiens, il ne mangeait que du pain et ne buvait que de l'eau, et méditant sans cesse l'Écriture Sainte, il gardait un continuel silence. Il demeura avec eux jusqu'à ce qu'il les eût rendus chrétiens, et fait abandonner le théâtre. Le mari fut le premier à qui Dieu toucha le coeur, la femme le suivit quelque temps après; et enfin toute la famille se convertit. Avant qu'ils connussent quel était le mérite et la vertu de leur esclave, ils souffraient qu'il leur lavât les pieds. Mais après qu'ils furent baptisés, et eurent comme j'ai dit, renoncé au théâtre pour embrasser une vie honnête et chrétienne, alors ayant une révérence toute particulière pour lui, ils lui dirent : « Il est bien raisonnable, mon frère, que nous vous affranchissions, et vous mettions en liberté, puisque vous nous avez le premier affranchis d'une cruelle servitude. »...
Après avoir fait plusieurs voyages, il vint en Grèce ; et ayant demeuré trois jours à Athènes, il ne se trouva personne qui lui donnât seulement un morceau de pain. Or il ne portait jamais d'argent, ni de sac ni de peau de brebis (selon la coutume des solitaires) ni de bâton, mais il avait pour toutes choses un méchant manteau. Le quatrième jour il se sentit pressé d'une extrême faim, parce que durant tout ce temps il n'avait mangé quoi que ce soit; et on peut juger combien une faim non volontaire est difficile à supporter, si elle n'est pas accompagnée d'une foi tout extraordinaire. Se trouvant en cet état, il monta sur un lieu de la ville assez élevé, où les personnes de condition ont accoutumé de s'assembler; et avec des larmes accompagnées de soupirs, il commença à crier : « Citoyens d'Athènes, secourez-moi je vous prie. » A ces paroles tous les philosophes qui se trouvèrent présents accoururent vers lui, et lui dirent : « Que demandez-vous? d'où êtes-vous? de quoi avez-vous besoin? » Il leur répondit : « Je suis Egyptien de nation, et solitaire de profession; et depuis que je suis absent de ma véritable patrie, je me suis trouvé pressé par trois créanciers, dont deux m'ont laissé en repos après les avoir satisfaits, et qu'ils n'ont plus rien eu à me demander, mais je ne puis trouver moyen de me défaire du troisième. » Ils le pressèrent fort de leur dire qui étaient ses créanciers, afin qu'ils les contentassent. « Où sont-ils, lui disaient-ils ? Qui sont ceux qui vous tourmentent de la sorte ? Faites-nous les voir, afin que nous vous secourions. » « C'est l'avarice, l'impureté, et la faim, leur répartit-il, dont les deux premiers m'ont quitté à cause que je n'ai point d'argent, que je ne possède rien dans le monde, et que j'ai renoncé à toutes sortes de délices, qui sont comme les nourrices de ces maux. Mais je ne puis me délivrer de la faim, y ayant quatre jours entiers que je n'ai mangé, et mon estomac me pressant de lui donner la nourriture ordinaire, sans laquelle je ne saurais vivre. » Ces philosophes, quoiqu'ils n'ajoutassent point de foi à ce qu'il disait, lui donnèrent une pièce d'argent, qu'il mit aussitôt sur la boutique d'un boulanger, et prit seulement un pain, puis sortit de la ville sans y retourner jamais, ce qui leur ayant fait connaître que c'était un homme véritablement vertueux, ils payèrent le pain à ce boulanger et reprirent leur argent.
Étant venu en un lieu proche de Lacédémone, et ayant appris qu'un des principaux de la ville, dont les moeurs étaient fort bonnes, était manichéen, avec toute sa famille, il se vendit à lui comme il s'était vendu auparavant à ces comédiens. Deux ans après il le retira de cette hérésie avec sa femme et tout le reste de sa famille, et les mena à l'Église. Ce qui leur donna tant d'affection pour lui, qu'ils ne le considéraient plus comme un esclave, mais l'honoraient et le respectaient davantage que s'il eût été leur propre frère ou leur propre père, et louaient et servaient Dieu avec lui. (Heracl., 14. P. L., 74, 305.)