Lassitude et découragement.
Il n'y a pas de victoire définitive. Pachon a appris d'Evagre, un des plus valeureux capitaines, que des tentations violentes peuvent encore agiter un corps victime de cruelles et persévérantes macérations.
Il y avait un nommé Pachon, âgé de soixante et dix ans, qui demeurait en Scété. Il arriva que me trouvant si tourmenté par des pensées d'impur et par des songes, que peu s'en fallait que la violence da trouble que cette tentation me donnait ne me fit quitter la solitude, je n'en parlais point à ceux auprès de qui j'étais, ni à Evagre même mon supérieur. Mais sans faire semblant de rien je m'en allai dans le désert où je passai quinze jours avec ces Pères qui sont en Scété et qui vieillissent dans une grande solitude, entre lesquels je rencontrai ce saint personnage Pachon, lequel ayant reconnu avoir plus d'ouverture de coeur que les autres, et être expérimenté en la vie spirituelle, je pris la hardiesse de lui découvrir ce que j'avais dans l'esprit. Sur quoi ce saint homme me dit :
Quoique vous me voyez déjà si fort avancé en âge et que j'ai passé quarante ans dans cette cellule, sans penser à autre chose qu'à mon salut, je ne laisse pas encore maintenant d'être tenté. En quoi il ajouta, en prenant Dieu à témoin qu'il disait vrai : Depuis douze ans qu'il y a que j'ai cinquante ans accomplis, il ne s'est pas passé un seul jour, ni une seule nuit, que je n'aie été tourmenté par cette fâcheuse persécution; ce qui m'ayant fait appréhender que Dieu ne m'eût abandonné, vu que le démon exerçait sur moi une puissance si tyrannique, je me résolus de mourir plutôt, quoique ma raison s'y opposât, que de me laisser emporter par l'inclination vicieuse de mes sens, à rien faire contre la pudeur. Étant ainsi sorti de ma cellule et courant deçà et delà dans le désert, je rencontrai la caverne d'une hyène, où j'entrai tout nu, et y demeurai tout le jour, afin que lorsque ces cruels animaux en sortiraient ils me dévorassent. Le soir étant venu, le mâle et la femelle de ces hyènes sortirent de leur tanière, et au lieu de me faire mal, vinrent me sentir et me lécher depuis la tête jusqu'aux pieds, puis me quittèrent lorsque je croyais qu'ils allaient me dévorer. Après avoir passé en ce lieu toute la nuit sans recevoir de mal et ayant ainsi sujet de croire que Dieu avait eu pitié de moi, je me levai et m'en retournai dans ma cellule, où le démon ayant cessé durant quelques jours de me tourmenter, il recommença avec encore plus de furie qu'auparavant, et. me réduisit en tel état, que peu s'en fallut qu'il ne me portât jusqu'à commettre un crime. Car s'étant transformé en une jeune fille éthiopienne, que j'avais vue durant l'été en ma jeunesse ramasser des épis de blé, il m'excitait si violemment à offenser Dieu avec elle, qu'en étant outré de douleur, je lui donnai un soufflet, après lequel elle disparut. Plus de deux ans après (ce que vous pouvez assurément croire sur ma parole) ma main sentait si mauvais que je n'en pouvais souffrir la puanteur. Ce qui m'ayant mis dans un extrême découragement et fait perdre toute espérance de mon salut, je m'en allai errant çà et là dans cette vaste solitude, où je trouvai un petit aspic que je mis sur ma chair nue, afin que comme elle avait été la cause de ma tentation, les morsures qu'elle recevrait fussent aussi cause de ma mort. Mais Dieu par sa Providence et par sa grâce, fit que je n'en reçus aucun mal, et ensuite j'entendis dans mon esprit une voix qui me disait : « Retourne-t-en, Pachon, et combats sans crainte, puisque je n'ai permis au démon d'exercer sur toi un si grand pouvoir, qu'afin que ton esprit ne s'enflât point d'orgueil ni de vanité, comme si tu pouvais par toi-même surmonter ces tentations. » Après cette instruction et la force qu'elle me donna, je retournai dans ma cellule, où je demeurai depuis ce temps avec confiance et ne me mettant point en peine de la guerre que le démon pourrait me faire; j'ai ptose le reste de mes jours en paix. Et cet immortel ennemi des hommes connaissant combien je le méprise, a toujours été depuis si rempli de confusion, qu'il n'ose plus s'approcher de moi. (Heract., 11. P. L., 74, 287.)