Prédestination.
Nous ne pouvons pas connaître le sort de ceux qui ont été élevés dans l'infidélité ou le vice. Les jugements de Dieu sont au-dessus de nos conjectures.
Je me souviens d'avoir ouï-dire le fait que je vais rapporter. Un vaisseau chargé d'esclaves aborda un jour une certaine ville, dans laquelle il y avait une vierge fort sainte et fort appliquée à elle-même et à sa propre conduite.
Cette vierge ayant su que ce vaisseau était arrivé en la ville où elle était, en eut une grande joie, parce qu'elle désirait acheter une fille qui fût encore en sa première enfance, dans la pensée qu'elle avait, de lui donner telle éducation qu'elle voudrait. et de l'élever de telle sorte, qu'elle n'eût même aucune connaissance de la corruption et de la malignité du monde. Elle fit donc venir chez elle le pilote du vaisseau, qui lui dit qu'il avait deux petites filles telles qu'elle pouvait désirer et aussitôt elle en acheta une avec beaucoup de plaisir et la prit auprès d'elle. A peine le pilote s'était-il retiré et avait-il quitté cette sainte vierge, qu'il rencontra une misérable comédienne, qui n'eut pas plutôt jeté les yeux sur cette autre petite fille qu'il avait avec lui, qu'elle voulut l'acheter, à quoi le pilote s'étant accordé, il en reçut l'argent et la mit entre ses mains.
Qui n'admirera, mes frères, les secrets jugements de Dieu. Qui en pourra sonder la profondeur et comprendre les raisons de sa conduite? Cette sainte vierge ayant pris avec elle cette petite fille, elle l'instruisit dans la crainte de Dieu; elle la forma dans la pratique de toutes sortes de bonnes oeuvres; elle lui apprit les devoirs et les exercices de la vie religieuse et à marcher dans toutes les voies des commandements de Dieu ! Au contraire, cette comédienne ayant auprès d'elle cette petite infortunée, elle la rendit un organe du démon, car que pouvait lui apprendre cette misérable, sinon les moyens de se perdre!
Que pouvons-nous dire de ces jugements de Dieu, si différents et si terribles? Ces deux petites filles sont ensemble, elles sont amenées, elles ne savent point où elles vont, et l'une se trouve entre les mains de Dieu, l'autre entre celles du démon; peut-on croire que Dieu demande à l'une et à l'autre un compte égal?
Comment cela se pourrait-il faire? Si elles étaient toutes deux tombées dans le même désordre et dans le même malheur, on pourrait dire que Dieu aurait sur elles les mêmes vues, parce qu'elles auraient fait une même chute. Mais comment cela peut-il être, celle-ci a été instituée dans la discipline monastique; elle a appris à craindre les jugements de Dieu, elle a été instruite de ce qui regarde son royaume; elle a passé les jours et les nuits dans la méditation de sa loi sainte. Et cette malheureuse au contraire n'a jamais rien vu, ni entendu de bon, elle n'a connu que des choses honteuses; elle n'a été élevée que dans la science du démon et comment peut-on dire que Dieu exigera la même fidélité de l'une que de l'autre ?
Il faut donc demeurer d'accord que les hommes ne sauraient pénétrer les jugements de Dieu, mais que lui seul qui comprend tout, peut juger de ce qui regarde chacun de nous en particulier, selon l'étendue de ses connaissances. (Dorothée, VI. P. G., 88, 1689.)