Dépouillement initial.
Le premier pas vers la perfection exige une volonté déterminée. On ne ménage pas la transition. Le candidat à la vie hérémitique ou cénobitique ne garde rien de ce qu'il possédait.
Un jeune homme voulait renoncer au monde; plusieurs fois, déjà hors de chez lui, il avait été rappelé par des pensées d'affaires, car il avait une fortune. Un jour étant parti, les démons l'environnèrent et firent lever un tourbillon de poussière. Mais lui, se dépouillant brusquement et jetant ses vêtements à terre, s'enfuit tout nu jusqu'au monastère.
Dieu cependant se révéla à un vieillard et lui dit : « Va et reçois mon soldat. » — Le vieillard s'étant levé, le rencontra tout nu, et ayant appris la cause de sa nudité, il lui donna l'habit de moine. Et quand on venait questionner le vieillard sur les différentes manières de servir Dieu et que le discours tombait sur la pauvreté; « Allez donc à ce frère, disait-il, car je ne suis pas parvenu au degré de son renoncement. »
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Un certain frère avait renoncé au siècle, il avait distribué ses biens aux pauvres, mais avait gardé quelque argent pour lui. Il vint à Antoine et celui-ci ayant découvert cette réserve lui dit : « Va au bourg, achète de la viande, mets-la en morceaux et dispose-les sur ton corps tout nu. » Le frère l'ayant fait, les oiseaux et les chiens pour s'emparer de la viande déchirèrent ses membres à coup de dents, becs et ongles. Étant retourné auprès d'Antoine et lui montrant son corps lacéré, le saint lui dit : « Ceux qui renoncent au monde et qui retiennent de l'argent sont ainsi lacérés par les démons. » (Ruffin, 67, 68. P. L., 73, 772.)
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C'est pour ce sujet que l'on réduit celui qu'on admet au monastère dans un tel dénuement de toutes choses, qu'on ne lui laisse pas même l'habit qu'il a. On le conduit au milieu de tous les frères assemblés où, après qu'on lui a ôté ses habits du monde, l'abbé de sa propre main lui donne l'habit du monastère, afin qu'il apprenne par cette cérémonie extérieure que, non seulement il s'est dépouillé de tout ce qu'il avait autrefois, mais qu'il s'est même volontairement rabaissé à la pauvreté de Jésus-Christ, qu'il ne doit plus vivre à l'avenir d'un bien qu'il rechercherait par l'art et par les voies du siècle, ou qu'il se serait réservé d'autrefois, mais qu'il ne doit subsister que par la pure libéralité du monastère, d'où il recevra comme la solde en qualité de soldat, afin qu'en reconnaissant que c'est de là qu'il doit attendre son vêtement et sa nourriture, et qu'il n'a plus rien de lui-même, il joigne à cette pauvreté la pratique de cette parole de l'Évangile qui lui commande de n'être point en peine du lendemain : qu'il ne rougisse point de s'égaler aux plus pauvres de ses frères, dont Jésus-Christ même ne rougit pas de s'appeler le frère, mais qu'il trouve au contraire toute sa gloire d'être au nombre de ses domestiques. (Inst., IV, 5. P. L., 49, 158.)
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Si quelqu'un de haute condition ou qui soit dans quelque éminente dignité, va visiter ces déserts, il voit d'abord la condamnation de tout ce qu'il y a de vain et de fastueux, dans la pauvreté, la modestie et l'humilité de ces solitaires; de sorte que leur seule vue réprime l'orgueil des plus superbes et est une puissante correction aux personnes les plus incorrigibles. (Chrys., hom. 70 In Math. P. G., 58, 654.)
L'ermite, comme le monastère, peut avoir quelque bien, quelque réserve. Mais il est d'une vertu supérieure de renoncer à une possession légitime, même de se priver de la facilité de faire l'aumône. Les saints affirment ainsi le mépris de l'argent dont les mondains deviennent les esclaves; les victimes des injustices voient ainsi le monde condamné; le coeur entièrement détaché s'affectionne à la pauvreté comme à la vertu qui l'unit au Souverain Bien.
L'abbé Daniel disait qu'un officier de l'empereur ayant apporté à saint Arsène le testament d'un sénateur de ses parents, qui lui laissait une grande succession, il voulut le déchirer. Sur quoi cet homme se jeta à ses pieds pour le supplier de n'en rien faire parce qu'il y allait de sa tête. — « Comment a-t-il pu, dit alors le saint, me faire son héritier puisqu'il y a si peu qu'il est mort et qu'il y a si longtemps que je le suis. » Il renvoya ainsi l'officier, sans vouloir rien accepter de cette succession. (Pélage, VI, 40. P. L., 73, 808.)
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Un homme de grande condition et qui ne voulait point être connu, vint avec quantité d'argent en Scété, et pria le prêtre de ce désert de le distribuer aux solitaires. Sur ce qu'il lui répondit qu'ils n'en avaient pas besoin, cet homme qui voulait ardemment ce qu'il voulait, ne se contentant pas de cette réponse, jeta cet argent dans une corbeille qui était à l'entrée de l'église et le prêtre dit ensuite tout haut : « Que ceux qui en ont besoin en prennent! » Mais pas un seul n'y voulut toucher, et plusieurs ne le regardèrent pas seulement. Alors ce bon prêtre dit à ce seigneur : « Monsieur, Dieu a reçu votre offrande; retournez-vous-en chez vous en paix, et donnez cet argent aux pauvres. Ainsi il s'en alla très édifié. (Pélage, VI, 19. P. L., 73, 891.)
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Il y avait un solitaire nommé Dorothée qui était prêtre, et demeurait aussi dans une caverne. Sa bonté était extrême, et ayant mené une vie irrépréhensible, il a été jugé digne du sacerdoce, tellement qu'il administre les sacrements aux autres anachorètes qui sont enfermés comme lui dans une caverne. La jeune Mélanie, petite-fille de la grande Mélanie dont je parlerai ensuite, lui envoya un jour cinq cents écus d'or avec prière de les distribuer aux frères. Mais ce saint homme en ayant seulement retenu trois écus, envoya le reste à Dioclès, anachorète qui était très intelligent et d'une admirable conduite, et dit à celui qui lui avait apporté cet argent : « Mon frère Dioclès est beaucoup plus sage que moi, et connaît mieux ceux qui ont besoin de secours. C'est pourquoi il peut très bien distribuer cet argent; et quant à moi, ceci me suffit. » (Héracl., 46. P. L., 74, 330.)
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Un homme voulant mettre son argent entre les mains de l'abbé Agathon pour en disposer comme il lui plairait, il le refusa, en disant que le travail de ses mains suffisait pour le nourrir. Sur quoi l'autre insistant et le priant, que s'il n'en avait point de besoin pour lui, il le prît pour le distribuer aux pauvres, il lui répondit : « J'aurais doublement honte de le recevoir, puisque pour ce qui me regarde, je n'en ai point de besoin; et qu'en distribuant aux autres le bien d'autrui, je courrais risque d'être tenté de vanité. » (Pélage, VI, 17. P. L., 73, 871.)