La mortification viciée par la pensée qu'elle sera admirée.
Les solitaires s'étant assemblés dans l'église le jour d'une grande fête, et tous les autres mangeant, il y en eut un qui dit au frère qui les servait : « Je vous prie qu'on m'apporte un peu de sel, parce que je ne mange rien de cuit. » Ce frère ayant ensuite dit tout haut : « Apportez un peu de sel, parce que voici un frère qui ne mange rien de cuit », le bienheureux Théodore prit la parole, et s'adressant à ce solitaire lui dit : « Mon frère, il vaudrait mieux que vous mangeassiez de la chair dans votre cellule, que d'avoir tenu ce discours en la présence des frères. » (Pélage, VIII, 21. P. L., 73, 594.)
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Il y avait à Constantinople deux frères qui vivaient dans une grande piété, et jeûnaient fort austèrement. L'un d'eux renonça au monde, et alla se rendre solitaire à Raith. Celui qui était demeuré séculier l'étant venu visiter, et voyant qu'il mangeait à l'heure de none, il s'en scandalisa, et lui dit : « D'où vient que, ne mangeant jamais qu'après que le soleil était couché, lorsque vous étiez dans le siècle, vous mangez maintenant à l'heure de none? » « Certes, mon frère ! lui répondit-il, mes oreilles me nourrissaient en partie en ce temps-là. Car je me repaissais de telle sorte des louanges que les hommes me donnaient de mon abstinence, qu'elles me rendaient l'incommodité du jeûne beaucoup plus douce et plus supportable. » (Marchas, 153. P. L., 74, 198.)
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Un frère vint faire visite à l'abbé Sérapion. L'abbé l'invita à prier avec lui, comme c'est l'usage, mais le moine ne voulait pas, disant qu'il était pécheur et même indigne de porter le saint habit. L'abbé voulut lui laver les pieds, mais le moine refusa en faisant les mêmes protestations. L'abbé dressa la table, et ils se mirent à manger. L'abbé cependant lui donnait quelques avis : « Mon fils, si tu veux profiter, reste dans ta cellule, prenant soin de ton âme et te donnant au travail des mains. » Entendant cela, le moine bouleversé changea de visage au point que le saint vieillard ne pouvait pas ne pas le remarquer. Sérapion lui dit alors : « Jusqu'ici tu te disais pécheur, tu te déclarais indigne de vivre, et voilà que sur un avis charitable tu es ainsi désemparé ! Si tu désires l'humilité, apprends à porter courageusement ce qui t'est infligé par les autres, et épargne-toi ces discours inutiles. » Le moine entendant cela se jeta à genoux, demanda pardon et s'en retourna enrichi d'un excellent conseil[^21]. (Apoph., Sérapion, 4. P. L., 65, 416.)
A mesure qu'ils s'élèvent en vertu, les saints découvrent de nouvelles raisons de s’humiller.
Les saints donc, sentant tous les jours que le poids et l'accablement de leurs pensées terrestres les fait déchoir malgré eux de cette heureuse élévation de leur âme et les entraîne sans le savoir dans la loi du péché et de la mort et voyant, sans parler du reste, qu'au moins ces actions dont j'ai parlé qui sont bonnes, justes et saintes, mais qui sont néanmoins terrestres, les retirent de la présence de Dieu, n'ont que trop de sujet de s'humilier en vérité, de protester dans une douleur amère non seulement de parole, mais aussi de coeur et de sentiment, qu'ils sont pécheurs et de répandre continuellement des larmes d'une sincère pénitence, pour implorer sans cesse le secours de la grâce de Dieu et pour lui demander pardon de toutes les fautes que leur fragilité leur fait faire tous les jours. Car ils n'ignorent pas qu'ils se trouveront engagés jusqu'à la mort dans cette faiblesse et cette misère qui leur cause une douleur continuelle et qu'ils ne pourront pas même offrir à Dieu leurs cris, leurs gémissements et leurs prières, sans être souvent distraits et agités par ces pensées vagues et inquiètes. (Coll., XIII, 10. P. L., 49, 1260.)
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C'est par une conduite merveilleuse de la Providence, que Dieu laisse dans les personnes religieuses et spirituelles des défauts très légers auxquels elles sont sujettes, afin que se condamnant sévèrement elles-mêmes pour ces légères imperfections qui sont sans péché, elles acquièrent par cette humiliation et cette confusion intérieure, un trésor d'humilité qui ne puisse leur être ravi. (Clim., XXVI, 70. P. G., 88, 1028.)
[^21] On peut voir à la coll. XVIII, 11, comment Cassien ajoute à l'apophtegme primitif les développements qui conviennent à une conférence.