IV. — Blessures entre frères.
En fixant notre attention sur ces dispositions charitables, sur la mise en commun de ces volontés de faire plaisir, nous croirions avoir trouvé en ces coins des déserts le séjour de la joie la plus suave et d'une paix inaltérable.
Nos auteurs cependant n'ont pas omis le chapitre des défauts. Ils n'ont pas à dénoncer de criants outrages à la loi divine, mais ils découvrent les mauvais sentiments qui se cachent et l'hypocrisie de paroles et de gestes qui prétendent ne pas blesser la charité.
Les occasions de heurts et de différends étaient aussi nombreuses dans un groupement Nitriote que dans une paroisse de campagne aux maisons dispersées.
Dans le petit monde fermé d'un monastère, les froissements se multiplient par les frôlements répétés, les contacts prolongés. La clairvoyance est aiguisée par l'habitude de l'examen, et le repliement sur soi-même concentre le venin des blessures.
Cassien ne voile pas le tableau des ravages exercés par les démons de l'envie, de la rancune, des mesquines vengeances. Il dénonce les attitudes hypocrites, les silences affectés, l'habileté perfide à exciter l'adversaire ou à piétiner le frère absent,
Comment ces fleurs empoisonnées peuvent-elles croître en des coeurs si pieusement cultivés? « Je suppose qu'un moine est toujours charitable. » Le moraliste scandalisé qui, devant ces révélations crierait à l'inefficacité ou à la malfaisance de cette culture, avouerait qu'il ignore la capacité de contradiction pratique et d'étranges compromis dont est douée la conscience humaine.
Ces vieux maîtres sont bien proches de nous. Ils connaissent notre fond de misère. Ils nous donnent déjà le sermon passe-partout sur les accrocs à la charité qui doit avoir sa place dans la retraite des dames de charité aussi bien que dans une retraite de religieuses. Pensera-t-on que ces exemples sont encore pris dans le monde dévot? Ceux qui ne sont pas à la pratique d'une retraite annuelle seraient-ils plus soucieux du divin précepte? Si on ne trouve pas aussi souvent chez eux cette tactique mesquine inspirée par le désir de dissimuler, n'est-ce pas que les instincts égoïstes n'étant pas combattus, les atteintes à la charité s'étalent librement. Ne voit-on pas cette inconscience dans le peu de cas qui est ordinairement fait de la réputation des absents ? On ne pense pas à se reprocher une médisance, cela n'appartient guère en effet qu'à ceux qui s'entendent souvent rappeler la défense « Ne jugez pas! » Le penchant à condamner est si profondément enraciné, si communément encouragé et légitimé qu'il faut comme antidote la prédiction du jugement qui sera sans appel : « Le mal que vous avez fait à votre frère, vous en êtes puni comme fait à moi-même. »