La sainteté dans le monde.
Nous vîmes aussi le monastère de saint Paphnuce, qui était un vrai serviteur de Dieu, très célèbre en cette contrée et qui fut le dernier qui habita dans le désert proche d'Héraclée, ville fameuse de la Thébaïde. Nous apprîmes par le rapport très fidèle que ces bons Pères nous en firent, que ce saint homme qui menait sur la terre une vie toute angélique, ayant un jour prié Dieu de lui faire connaître auquel de ses saints il ressemblait, un ange lui répondit, qu'il était semblable à un certain musicien, qui gagnait sa vie à chanter dans un bourg proche de là. Ce qui l'ayant fortement surpris, il s'en alla en grande hâte dans le bourg y chercher cet homme, et l'ayant trouvé, il s'enquit de lui, ce qu'il avait fait de saint et de bon, et l'interrogea très particulièrement de toutes ses actions; à quoi il lui répondit, selon la vérité, qu'il était un grand pécheur, qu'il avait mené une vie infâme, et que de voleur qu'il était auparavant, il était passé clans le métier honteux qu'il lui voyait exercer alors.
Plus il lui parlait de la sorte, et plus Paphnuce le pressait de lui dire, si au milieu de ces voleries il n'avait point fait par hasard quelque bonne oeuvre. « Je ne le crois pas, lui répondit-il ; et tout ce dont je me souviens est, qu'étant avec d'autres voleurs nous prîmes un jour une vierge consacrée à Dieu, laquelle mes compagnons voulant violer, je m'y opposai, et l'arrachai d'entre leurs mains et, l'ayant conduite de nuit dans le bourg d'où elle était, je la ramenai dans sa maison aussi chaste qu'elle en était sortie.
« Une autre fois, je rencontrai une belle femme errant dans le désert, et lui ayant demandé le sujet qui l'y avait ainsi amenée, elle me conta son malheur. Son mari et ses trois fils étaient prisonniers pour dette, ils subissaient de mauvais traitements, elle ne pouvait les secourir, elle-même n'ayant pas mangé depuis trois jours... de lui procurai les 300 écus qui lui permirent de délivrer son mari et ses enfants. »
Alors Paphnuce lui dit : « En vérité, je n'ai rien fait de semblable ; et j'estime toutefois que vous n'ignorez pas que le nom de Paphnuce est assez connu parmi les solitaires, à cause du grand désir que j'ai eu de m'instruire, et de m'exercer en leur sainte manière de vivre; et Dieu m'a révélé sur votre sujet, qu'il ne vous considère pas moins que moi. C'est pourquoi, mon frère, puisque vous voyez que vous ne tenez pas l'une des dernières places auprès de sa Divine Majesté, ne négligez point de prendre soin de votre âme. » Cet homme n'eut pas plus tôt entendu ces paroles qu'il jeta les flûtes qu'il avait entre les mains, et le suivit dans le désert, où il changea l'art de la musique dont il faisait profession, en une harmonie spirituelle, par laquelle il régla de telle sorte tous les mouvements de son âme et toutes les actions de sa vie, qu'après avoir durant trois années entières vécu dans une très étroite abstinence, passant les jours et les nuits à chanter des psaumes et à prier, et marchant dans le chemin du paradis par ses vertus et par ses mérites, il rendit l'esprit au milieu des bienheureux choeurs des anges. Quelque temps après Paphnuce interrogea de nouveau le Seigneur qui répondit : « Tu ressembles au principal habitant du bourg le glus proche, » Il n'eut pas plus tôt ouï ces paroles, qu'il s'en alla en diligence le chercher, et lorsqu'il frappa à sa porte, cet homme qui avait accoutumé de recevoir tous les étrangers, courut au-devant de lui, le mena dans sa maison, lui lava les pieds, le fit mettre à table, et lui fit très bonne chère.
Durant qu'il mangeait, Paphnuce s'informait de lui : quelle était sa manière de vie, quelles choses il affectionnait le plus, et à quoi il s'exerçait. Sur quoi, répondant fort humblement, à cause qu'il aimait mieux cacher que de publier ses bonnes oeuvres, Paphnuce lui dit pour le presser, que Dieu lui avait révélé qu'il était digne de passer sa vie avec des solitaires. Ces paroles au lieu de l'enfler de vanité, lui donnèrent une opinion encore plus basse de soi-même; et ainsi il lui répartit : « Certes, je ne sais aucun bien que j'aie fait. Mais puisque Dieu vous a révélé ce qui me regarde, je ne saurais me cacher devant celui auquel toutes choses sont connues. Je vous dirai donc de quelle sorte j'ai accoutumé de me conduire envers ceux avec lesquels je me trouve. Il y a trente ans passés que, sans que personne le sache, je vis en continence avec ma femme, et cela de son consentement. J'ai eu d'elle trois enfants. Ce n'a été que pour ce seul sujet que je l'ai vue ; et je n'en ai jamais vu d'autres. Je n'ai refusé de loger chez moi aucun de ceux qui ont voulu y venir et je n'ai souffert que personne m'ait prévenu à aller au-devant des étrangers pour les recevoir. Je n'ai jamais laissé sortir de ma maison un seul de mes hôtes, sans lui donner de quoi se nourrir durant le reste de son voyage. Je n'ai jamais méprisé aucun pauvre; mais je les ai tous secourus dans leurs besoins. Lorsque j'ai agi comme juge, je n'aurais pas considéré mon propre fils au préjudice de la justice. Le fruit du travail d'autrui n'a jamais trouvé d'entrée chez moi. Quand j'ai vu quelques contestations, je n'ai point eu de repos jusqu'à ce que j'aie remis la paix entre ceux qui étaient en différend... Voilà par la miséricorde de Dieu quelle a été la manière dont j'ai vécu jusqu'ici... ».
Une troisième fois, il entendit une voix du ciel qui lui répondit : « Vous êtes semblable à ce marchand qui vous vient trouver. Levez-vous promptement, et allez au-devant de lui. Car le voilà qui s'approche. » Paphnuce descendit à l'heure même de la montagne, rencontra un marchand Alexandrin qui amenait de la Thébaïde sur trois vaisseaux quantité de marchandises. Et parce qu'il était homme de grande piété, et qu'il prenait grand plaisir à faire de bonnes oeuvres, il avait avec lui dix-sept de ses serviteurs chargés de légumes qu'il faisait porter au monastère de l'homme de Dieu, ce qui était le seul sujet qui lui faisait chercher Paphnuce, lequel ne l'eut pas plus tôt abordé qu'il lui dit : « O âme très précieuse et digne de Dieu! que faites-vous? Vous qui avez le bonheur de participer aux choses célestes, pourquoi vous tourmentez-vous après les terrestres? Laissez-les à ceux qui n'étant que terre, n'ont de pensées que pour la terre; mais quant à vous, n'ayez point d'autre objet de votre trafic que le royaume de Dieu où vous êtes appelé, et suivez notre Sauveur qui vous doit bientôt appeler à lui. » Cet homme, sans différer davantage, après l'avoir entendu parler ainsi, commanda à ses serviteurs de donner tout ce qui restait de bien aux pauvres, auxquels il en avait déjà distribué la principale partie ; et suivant saint Paphnuce dans le désert, il fut mis par lui dans la même cellule d'où les deux autres étaient passés à Notre-Seigneur, et instruit de toutes choses. Là s'occupant et persévérant toujours dans les exercices spirituels, et dans l'étude de la divine sagesse, il alla bientôt comme eux, augmenter le nombre des justes.
Peu de temps après Paphnuce continuant à passer sa vie dans l'étude, et dans les travaux d'une très austère pénitence, un ange du Seigneur apparut à lui, et lui dit : « Venez maintenant, àme bienheureuse, et entrez dans les tabernacles éternels, dont vous vous êtes rendue digne. Voici les prophètes qui se préparent à vous recevoir. » Il ne vécut qu'un jour après; et quelques prêtres l'étant venu visiter, il leur raconta toutes les choses que Dieu lui avait révélées, il leur dit qu'il ne fallait en ce monde mépriser personne, soit qu'ils fussent engagés dans le ménage de la campagne, dans le trafic, ou dans le commerce, parce qu'il n'y a point de condition en cette vie dans laquelle il ne se rencontre des âmes fidèles à Dieu, et qui font en secret les actions qui lui plaisent. Ce qui fait voir que ce n'est pas tant la profession que chacun embrasse, ou ce qui paraît le plus parfait en sa manière de vie, qui est agréable devant ses yeux, comme la sincérité et la disposition de l'esprit jointe aux bonnes oeuvres. Après qu'il leur eut parlé de la sorte sur divers sujets, il rendit l'esprit; et tous les prêtres et les solitaires qui se trouvèrent présents, virent très évidemment et très clairement les anges enlever son âme, en chantant des hymnes. et des cantiques à la louange de Dieu. (H. M., 16. P. L., 21, 391.)