Garder le juste milieu.
Un saint homme, l'abbé Paul, est puni de la crainte excessive qu'il eut d'exposer sa vertu.
L'abbé Paul demeurait dans le désert qui est proche de la ville de Panéphyse. Ce désert, à ce que nous avons su, est devenu tel autrefois par l'inondation d'une eau très salée. Car quand le vent de bise est violent, l'eau sort avec impétuosité des étangs voisins, et se répand ensuite dans la campagne avec tant d'abondance que toute la terre en est couverte. Il y avait là autrefois quelques bourgades qui sont pour cette raison devenues sans habitants, et qui ne paraissent plus maintenant que comme des îles au milieu des eaux.
Ce fut donc là que cet abbé Paul s'éleva par le repos et le silence de la solitude à une telle pureté de coeur qu'il ne pouvait plus souffrir de voir non seulement le visage mais l'habit même d'une femme.
Car allant un jour avec l'abbé Archébius, solitaire du même lieu, voir un ancien solitaire dans sa cellule, il rencontra par hasard dans son chemin une femme qui passait. Ce bon abbé Paul fut si surpris de la voir, qu'oubliant cette visite de piété qu'il avait commencée, il s'enfuit à son monastère avec autant de vitesse et de précipitation que s'il avait rencontré un lion ou un dragon effroyable. Son compagnon, l'abbé Archébius, courut après lui et le rappela en criant, et le conjura de vouloir bien continuer leur chemin pour visiter ce vieillard, comme ils l'avaient résolu, mais il ne put jamais le fléchir par ses prières.
Quoiqu'il se conduisit de la sorte par un zèle ardent qu'il avait pour la pureté, néanmoins parce que ce zèle n'était pas selon la science, et qu'il passait en cela les bornes d'une conduite raisonnable et de la discipline religieuse, il fut frappé d'une paralysie si universelle qu'il se trouva d'un coup entièrement perclus de tous ses membres. Il perdit tellement l'usage et les fonctions, non seulement des pieds et des mains, mais même des oreilles et de la langue, qu'il ne lui resta plus d'un homme que la seule forme extérieure, sans sentiment et sans mouvement. Son infirmité le réduisit en un tel état, que ne se trouvant plus d'homme qui pût suffire à tous ses besoins, on fut obligé d'avoir recours au soin et à la charité des femmes. Ainsi on le porta dans un monastère de saintes vierges qui lui donnaient à boire et à manger sans qu'il put seulement demander par signes, et qui pendant quatre années après lesquelles il mourut, lui rendirent avec un soin toujours égal, tous les secours et toutes les assistances dont il eut besoin dans cette impuissance et cette défaillance générale.
Quoique ce saint homme fût ainsi perclus de tous ses membres, sans sentiment, sans mouvement et sans vie, il sortait de lui une vertu si divine et si extraordinaire, que l'huile qui avait touché à son corps qui paraissait déjà mort étant appliquée aux malades les guérissait sur l'heure de toutes leurs maladies. (Coll., VII, 26. P. L., 49, 704.)
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Il faut faire tous nos efforts pour acquérir par l'humilité le bien de la discrétion, qui seule peut nous empêcher de tomber dans les deux extrémités vicieuses. Cette parole ancienne est très véritable. Que les extrémités se réunissent, et qu'il se trouve de la ressemblance dans la dissemblance.
Car les jeûnes excessifs font le même mal que la gourmandise. Les veilles immodérées sont aussi dangereuses que le trop dormir; et l'excès d'une abstinence indiscrète, affaiblissant extraordinairement le corps, le réduit par nécessité dans le même état, où le met une négligence volontaire. Ce qui est si véritable que nous avons souvent vu des personnes qui, n'ayant jamais succombé à la gourmandise, se soiit laissé tellement affaiblir par des jeûnes excessifs, que leur infirmité ensuite et leur faiblesse leur ont été une occasion de retomber sous la tyrannie de la passion qu'ils avaient déjà surmontée. Nous avons vu de même que les veilles extraordinaires et indiscrètes, jusqu'à passer souvent toutes les nuits sans dormir, ont enfin renversé ceux que le sommeil n'avait pu vaincre. C'est pourquoi, selon saint Paul, il faut savoir se servir des armes de justice et à droite et à gauche, et passer entre les deux extrémités contraires, avec un tempérament si juste et une discrétion si sage, que nous marchions toujours dans le sentier étroit de la continence, évitant d'une part l'indiscrétion, pour ne point passer les bornes qu'on nous prescrit, et de l'autre le relâchement pour ne nous point abandonner aux désirs de la sensualité et de.'; l'intempérance. (Coll., II, 16. P. L., 49, 549.)