Des effets de l'acédie. Description par Cassien.
Quand cette passion s'est une fois rendue maîtresse de l'âme d'un religieux, elle lui donne de l'horreur pour son monastère, du dégoût pour sa cellule et du mépris pour ses pères qu'il regarde comme des personnes lâches et peu spirituelles. Elle le rend mol et sans vigueur dans tous les ouvrages qu'il doit faire dans sa cellule. Elle ne lui permet pas de se tenir dans sa solitude et de s'y appliquer à la lecture. Il se plaint souvent que depuis tant de temps qu'il est religieux il a fait si peu de progrès et il dit. en murmurant qu'il ne peut espérer d'en faire davantage tant qu'il demeurera avec telles et telles personnes qui lui font peine. Il se plaint, il gémit de perdre ainsi le fruit de tous ses travaux, de demeurer inutile au lieu où il est, de n'y édifier personne par son exemple ou par ses paroles, lui qui pourrait ailleurs conduire les autres et servir si utilement les âmes.
Il loue les autres monastères qui sont éloignés du sien. Il les trouve heureux, il en parle à tout le monde comme de lieux bien plus propres pour son salut, et plus avantageux pour la vie religieuse. Il représente toutes les personnes qui y sont, comme des personnes d'une conversation très. agréable. Il ne trouve au contraire rien que d'incommode et d'importun au lieu où il est. Personne de tous ceux qui y sont ne l'édifie, il dit même qu'on a peine à y trouver de quoi vivre, si on travaille beaucoup. Enfin il déclare qu'il ne croit pas son salut en assurance pendant qu'il demeurera en ce lieu. Que c'est fait de lui s'il demeure davantage dans cette cellule et s'il ne la quitte promptement pour aller ailleurs.
Il se figure vers les onze heures ou le midi qu'il est si las, et qu'il a tant besoin de nourriture, qu'il semble qu'il ait fait un très long chemin, ou qu'il ait travaillé excessivement, ou qu'il ait passé deux ou trois jours sans manger. Il jette les yeux sur toutes les avenues des chemins, il regarde de tous côtés avec inquiétude, s'il ne lui arrive point d'hôte et il gémit de ce que personne ne vient le voir. Il sort souvent de sa cellule et y rentre aussitôt. Il lève à tout moment la tête pour regarder le soleil, et il s'étonne qu'il soit si lent à se coucher. Ainsi ayant l'esprit agité, et tout rempli de ténèbres, il est réduit dans une si grande inutilité et devient si incapable pour le bien, qu'il croit qu'il ne lui reste plus d'autre remède pour sortir de cette langueur que d'être visité de quelque frère, ou de se laisser aller au sommeil.
Sa paresse lui fait prendre aussi le dessein de prévenir ses frères, de leur rendre des visites de charité et de civilité, d'aller voir des malades ou des solitaires qui sont fort éloignés de lui. Elle lui représente de faux devoirs de piété ; qu'il doit s'informer où est un tel homme ou une telle femme, qui sont ses parents, et qu'il les doit voir. Que c'est une charité d'aller voir souvent une telle qui est une femme si sainte et si religieuse, principalement dans l'abandonnement général où elle est de tous ses parents. Que c'est une oeuvre très sainte que de lui fournir de quoi subsister lorsque ses plus proches la négligent, et qu'enfin il vaut mieux s'occuper dans ces actions de piété, que de demeurer inutilement dans sa cellule sans y pouvoir faire aucun fruit. Ce solitaire misérable se trouve si enveloppé dans les artifices du démon, que ne pouvant plus résister à la paresse, il se laisse aller à dormir, ou sort de sa cellule pour vaincre l'ennui qui le déchire en allant visiter quel-qu'un de ses frères, et usant d'un remède qui augmente même sa maladie au lieu de la diminuer. Car ce fier ennemi dont nous parlons attaque bien plus souvent celui qu'il espère de vaincre, aussitôt qu'il combattra contre lui, et qui met son salut non dans la victoire ou dans un généreux combat, mais uniquement dans la fuite. Il le presse et le poursuit jusqu'à ce que ce déplorable solitaire s'accoutumant de plus en plus à sortir de sa cellule, oublie enfin le but de sa profession qui n'est autre que le regard et que la contemplation de cette divine pureté qu'on ne peut acquérir que dans le silence et dans le repos de la solitude.
Ainsi ce lâche soldat de Jésus-Christ, renonçant à cette guerre sainte et fuyant devant son ennemi, s'embarrasse dans les affaires du monde, et se met en état de ne plaire plus à celui au service duquel il s'était d'abord donné sans réserve. (Inst., X, 2, 3. P. L., 49, 363.)