Le mystique doit-il livrer son secret?
Pouvons-nous rassembler les éléments d'un traité de mystique? L'insistance de Cassien en développant cette idée que pour comprendre un mystique il faut avoir éprouvé la même action divine que lui, restreindrait singulièrement le nombre des lecteurs et n'encouragerait pas les privilégiés de grâces supérieures à se confier au grand public. « Il leur arriverait ce qui arriverait à un homme qui ayant mangé du miel en voudrait faire concevoir la douceur à un autre qui n'en aurait jamais goûté ». (Coll., XII,13.)
*
- *
Le premier degré de l'oraison consiste à rejeter par la seule vue de l'esprit les pensées de distraction qui le dissipent dans la prière au moment qu'elles se présentent. Le second degré consiste à retenir notre esprit dans la méditation des paroles et des prières que nous récitons. Mais le dernier et le plus parfait degré consiste en un transport de l'âme et en un ravissement de l'esprit en Dieu, (Clim., XXVIII, 23. P. G., 88, 1132.)
*
- *
Car il faut avouer que les dons que la bonté ineffable de Dieu fait à ses fidèles serviteurs, lorsqu'ils sont dans un corps d'argile et de boue, sont tout à fait grands et admirables, et qu'ils ne se peuvent comprendre que de ceux qui les ont éprouvés eux-mêmes. C'est de ces grâces prodigieuses que s'occupait le prophète David, lorsque les considérant par la lumière d'un esprit purifié, il s'écrie en sa personne, et en la personne de ceux que Dieu a élevés à un état si parfait « Vos oeuvres sont admirables, et mon âme en est dans le ravissement. » Ce grand prophète n'aurait rien dit ni de grand ni de nouveau, s'il avait dit ces paroles dans une autre vue, et par un autre sentiment et si par ces ouvrages de Dieu il en avait entendu d'autres que ne sont ceux dont nous parlons. Car il n'y a personne à qui la seule vue du monde et des créatures ne fasse connaître aisément que les ouvrages de Dieu sont admirables.
Mais il y a d'autres miracles que Dieu opère tous les jours dans ses saints, et qu'il fait éclater sur eux avec une magnificence toute divine. Nul n'entre dans la connaissance de ces merveilles invisibles, que celui qui les ressent dans le fond de son coeur; et l'âme qui les connaît et qui en jouit est tellement surprise dans le secret de sa conscience de l'excès de ses dons, qu'elle ne trouve plus ni de pensée pour s'en entretenir, ni de parole pour les exprimer, lorsqu'elle sort de cette ferveur qui l'embrasait, et redescend dans l'usage commun de la vie, et dans la vue des objets grossiers et terrestres. Car quelle est l'âme qui puisse s'empêcher d'admirer les miracles que Dieu opère en elle-même, lorsqu'après avoir été assujettie à un désir insatiable de manger, et avoir recherché avec une extrême avidité les viandes les plus délicates et les plus somptueuses, elle se voit tout d'un coup tellement affranchie de cette passion, qu'elle a peine même à prendre, quoique rarement, ce peu de nourriture la plus vile et la plus grossière dont elle se sert, pour n'accabler pas entièrement la nature?…
Et pour ne point parler ici de ces opérations de Dieu toutes secrètes et toutes cachées que chacun des saints éprouve en soi-même, qui ne sera surpris d'admiration, lorsqu'il considère cette joie céleste et spirituelle dont Dieu comble souvent l'âme lorsqu'elle l'espère le moins, et ces transports d'une consolation divine et ineffable dont nos coeurs sont tellement transportés, qu'ils passent tout d'un coup de la paresse et du profond sommeil où ils languissaient auparavant, dans une allégresse incroyable et une prière pleine d'ardeur. C'est là cette joie dont saint Paul disait autrefois : « Que l'oeil ne l'a point vue, que l'oreille ne l'a point entendue et que le coeur de l'homme ne l'a pu comprendre. » C'est-à-dire le coeur de celui qui étant encore enveloppé des vices de la terre, n'est encore qu'un homme, et attaché aux affections et aux inclinations humaines sans avoir des yeux intérieurs pour contempler ces dons de la magnificence de Dieu. Enfin le même apôtre dit ensuite tant de lui-même que de ceux qui lui ressemblent, et qui comme lui se sont déjà séparés de la conduite ordinaire des hommes. « Pour nous autres, Dieu nous a révélé toutes ces choses par son esprit. » (Coll., XII, 12. P. L., 49, 891.)