CHAPITRE XXX.
DE L’ÉTERNELLE FÉLICITÉ DE LA CITÉ DE DIEU ET DU SABBAT ÉTERNEL.
Qu’elle sera heureuse cette vie où tout mal aura disparu, où aucun bien ne sera caché, où l’on n’aura qu’à chanter les louanges de Dieu, qui sera tout en tous ! car que faire autre chose en un séjour où ne se peuvent rencontrer ni la paresse, ni l’indigence? Le Psalmiste ne veut pas dire autre chose, quand il s’écrie : « Heureux ceux qui habitent votre maison, Seigneur ! ils vous loueront éternellement1 ». Toutes les parties de notre corps, maintenant destinées à certains usages nécessaires à la vie, n’auront point d’autre emploi que de concourir aux louanges de Dieu. Toute cette harmonie du corps humain dont j’ai parlé et qui nous est maintenant cachée, se découvrant alors à nos yeux avec une infinité d’autres choses admirables, nous transportera d’une sainte ardeur pour louer hautement le grand Ouvrier. Je n’oserais déterminer quels seront les mouvements de ces corps spirituels; mais, à coup sûr, mouvement, altitude, expression, tout sera dans la convenance, en un lieu où rien que de convenable ne se peut rencontrer. Un autre point assuré, c’est que le corps sera incontinent où l’esprit voudra, et que l’esprit ne voudra rien qui soit contraire à la dignité du corps, ni à la sienne. Là régnera la véritable gloire, loin de l’erreur et de la flatterie. Là le véritable honneur, qui ne sera pas plus refusé à qui le mérite que déféré à qui ne le mérite pas, nul indigne n’y pouvant prétendre dans un séjour où le mérite seul donne accès. Là enfin la véritable paix où l’on ne souffrira rien de contraire, ni de soi-même, ni des autres. Celui-là même qui est l’auteur de la vertu en sera la récompense, parce qu’il n’y a rien de meilleur que lui et qu’il a promis de se donner à tous. Que signifie ce qu’il a dit par le prophète : « Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple2 », sinon : Je serai l’objet qui remplira tous leurs souhaits ; je serai tout ce que les hommes peuvent honnêtement désirer, vie, santé, nourriture, richesses, gloire, honneur, paix, en un mot tous les biens, afin que, comme dit l’Apôtre: « Dieu soit tout en tous3 ». Celui-là sera la fin de nos désirs, qu’on verra sans fin, qu’on aimera sans dégoût, qu’on louera sans lassitude : occupation qui sera commune à tous, ainsi que la vie éternelle.
Au reste, il n’est pas possible de savoir quel sera le degré de gloire proportionné aux mérites de chacun. Il n’y a point de doute pourtant qu’il n’y ait en cela beaucoup de différence. Et c’est encore un des grands biens rie cette Cité, que l’on n’y portera point envie à ceux que l’on verra au-dessus de soi, comme maintenant les anges ne sont point envieux de la gloire des archanges. L’on souhaitera aussi peu de posséder ce qu’on n’a pas reçu, quoiqu’on soit parfaitement uni à celui qui a reçu, que le doigt souhaite d’être l’oeil, bien que l’oeil et le doigt entrent dans la structure du même corps. Chacun donc y possédera tellement son don, l’un plus grand, l’autre plus petit, qu’il aura en outre le don de n’en point désirer de plus grand que le sien.
Et il ne faut pas s’imaginer que les bienheureux n’auront point de libre arbitre, sous prétexte qu’ils ne pourront plus prendre plaisir au péché ; ils seront même d’autant plus libres qu’ils seront délivrés du plaisir de pécher pour prendre invariablement plaisir à ne pécher point. Le premier libre arbitre qui fut donné à l’homme, quand Dieu le créa droit, consistait à pouvoir ne pas céder au péché et aussi à pouvoir pécher. Mais ce libre arbitre supérieur, qu’il doit recevoir à la fin, sera d’autant plus puissant qu’il ne pourra plus pécher, privilége qu’il ne tiendra pas de lui. même, mais do la bonté de Dieu. Autre chose est d’être Dieu, autre chose est de participer de Dieu. Dieu, par nature, ne peut pécher; mais celui qui participe de Dieu reçoit seulement de lui la grâce de ne plus pouvoir pécher. Or, cet ordre devait être gardé dans le bienfait de Dieu, de donner premièrement à l’homme un libre arbitre par lequel il pût ne point pécher, et ensuite de lui en donner un par lequel il ne puisse plus pécher: le premier pour acquérir le mérite, le second pour recevoir la récompense. Or, l’homme ayant péché lorsqu’il l’a pu, c’est par une grâce plus abondante qu’il est délivré, afin d’arriver à cette liberté où il ne pourra plus pécher. De même que la première immortalité qu’Adam perdit en péchant consistait à pouvoir ne pas mourir, et que la dernière consistera à ne pouvoir plus mourir, ainsi la première liberté de la volonté consistait à pouvoir ne pas pécher, la dernière consistera à ne pouvoir plus pécher. De la sorte, l’homme ne pourra pas plus perdre sa vertu que sa félicité. Et il n’en sera pourtant pas moins libre : car dira-t-on que Dieu n’a point de libre arbitre, sous prétexte qu’il ne saurait pécher? Tous les membres de cette divine Cité auront donc une volonté parfaitement libre, exempte de tout mal, comblée de tout bien, jouissant des délices d’une joie immortelle, sans plus se souvenir de ses fautes ni de ses misères, et sans oublier néanmoins sa délivrance, pour n’être pas ingrate envers son libérateur.
L’âme se souviendra donc de ses maux passés, mais intellectuellement et sans les ressentir, comme un habile médecin qui connaît plusieurs maladies par son art, sans les avoir jamais éprouvées. De même qu’on peut connaître les maux de deux manières, par science ou par expérience, car un homme de bien connaît les vices autrement qu’un libertin, on peut aussi les oublier de deux matières. Celui qui les a appris par science ne les oublie pas de la même manière que celui qui les a soufferts ; car celui-là les oublie en abdiquant sa connaissance, et celui-ci en dépouillant sa misère. C’est de cette dernière façon que les saints ne se souviendront plus de leurs maux passés. Ils seront exempts de tous maux, sans qu’il leur en reste le moindre sentiment; et toutefois, par le moyen de la science qu’ils posséderont au plus haut degré, ils ne connaîtront pas seulement leur misère passée , mais aussi la misère éternelle des damnés. En effet, s’ils ne se souvenaient lias d’avoir été misérables, comment, selon le Psalmiste, chanteraient-ils éternellement les miséricordes de Dieu4? or, nous savons que cette Cité n’aura pas de plus grande joie que de chanter ce cantique à la gloire du Sauveur qui nous a rachetés par son sang. Là cette parole sera accomplie: « Tenez-vous en repos, et reconnaissez que je suis Dieu5 » Là sera vraiment le grand sabbat qui n’aura point de soir, celui qui est figuré dans la Genèse, quand il est dit : « Dieu se reposa de toutes ses oeuvres le septième jour, et il le bénit et le sanctifia, parce qu’il s’y reposa de tous les ouvrages qu’il avait entrepris6 ». En effet, nous serons nous-mêmes le septième jour, quand nous serons remplis et comblés de la bénédiction et de la sanctification, de Dieu. Là nous nous reposerons, et nous reconnaîtrons que c’est lui qui est Dieu, qualité souveraine que nous avons voulu usurper, quand nous avons abandonné Dieu pour écouter cette parole du séducteur : « Vous serez comme des dieux7 »; d’autant plus aveugles que nous aurions eu cette qualité en quelque sorte, par anticipation et par grâce, si nous lui étions demeurés fidèles au lieu de le quitter8. Qu’avons-nous fait en le quittant, que mourir misérablement? Mais alors, rétablis par sa bonté et remplis d’une grâce plus abondante, nous nous reposerons éternellement et nous verrons que c’est lui qui est Dieu; car nous serons pleins de lui et il sera tout en tous. Nos bonnes oeuvres mêmes, quand nous les croyons plus à lui qu’à nous, nous sont imputées pour obtenir ce sabbat; au lieu que, si nous venons à nous les attribuer, elles deviennent des oeuvres serviles, puisqu’il est dit du sabbat : « Vous n’y ferez aucune oeuvre servile9 » ; d’où cette parole qui est dans le prophète Ezéchiel : « Je leur ai donné mes sabbats comme un signe d’alliance entre eux et moi, afin qu’ils apprissent que je suis le Seigneur qui les sanctifie10 » . Nous saurons cela parfaitement, quand nous serons parfaitement en repos et que nous verrons parfaitement que c’est lui qui est Dieu.
Ce sabbat paraîtra encore plus clairement, si l’on compte les âges, selon l’Ecriture, comme autant de jours, puisqu’il se trouve justement le septième. Le premier âge, comme le premier jour, se compte depuis Adam jusqu’au déluge ; le second, depuis le déluge jusqu’à Abraham; et, bien que celui-ci ne comprenne pas une aussi longue durée que le premier, il comprend autant de générations, depuis Abraham jusqu’à Jésus-Christ. L’évangéliste Matthieu compte trois âges qui comprennent chacun quatre générations : un d’Abraham à David, l’autre de David à la captivité de Babylone, le troisième de cette captivité à la naissance temporelle de Jésus-Christ. Voilà donc déjà cinq âges. Le sixième s’écoule maintenant et ne doit être mesuré par aucun nombre certain de générations, à cause de cette parole du Sauveur : « Ce n’est pas à vous de connaître les temps dont mon Père s’est réservé la disposition11 ». Après celui-ci, Dieu se reposera comme au septième jour, lorsqu’il nous fera reposer en lui, nous qui serons ce septième jour. Mais il serait trop long de traiter ici de ces sept âges. Qu’il suffise de savoir que le septième sera notre sabbat, qui n’aura point de soir, mais qui finira par le jour dominical, huitième jour et jour éternel, consacré par la résurrection de Jésus-Christ et figurant le repos éternel, non-seulement de l’esprit, mais du corps. C’est là que nous nous reposerons et que nous verrons, que nous verrons et que nous aimerons, que nous aimerons et que nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin nous proposons-nous que d’arriver au royaume qui n’a point de fin?
Il me semble, en terminant ce grand ouvrage, qu’avec l’aide de Dieu je me suis acquitté de ma dette. Que ceux qui trouvent que j’en ai dit trop ou trop peu, me le pardonnent; et que ceux qui pensent que j’en ai dit assez en rendent grâces, non à moi, mais à Dieu avec moi. Ainsi soit-il !
