CHAPITRE XII.
AUTRES PASSAGES RELATIFS AUX DEUX NATURES.
Quant au jour et à l’heure du jugement dernier dont Jésus-Christ a dit que « nul ne les sait, non pas même les anges des cieux, ni le Fils, mais seulement le Père ( Marc, 16, 32 )», il faut observer qu’il ne les savait pas, par rapport à ses disciples, puisqu’il ne devait point les leur faire connaître. C’est ainsi que l’Ange dit à Abraham: « Je sais maintenant que tu crains Dieu », c’est-à-dire que cette épreuve m’a prouvé que tu craignais Dieu ( Gen., XXII, 12 ).Au reste, Jésus-Christ se proposait de révéler en temps opportun ce secret à ses apôtres, ainsi qu’il le leur insinue par ces paroles, où le passé est mis pour le futur : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais je vous donnerai le nom d’amis. Car le serviteur ne sait pas ce que veut faire son maître. Or je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père ( Jean, XV, 15 ) ». Il ne l’avait pas encore fait, mais parce qu’il devait certainement le faire, il en parle comme d’une chose accomplie : « J’ai encore, avait-il ajouté, beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter à présent ( Id., XVI, 12 ) » Parmi ces choses étaient sans doute compris le jour et l’heure du jugement.
L’Apôtre écrit également aux Corinthiens: « Je n’ai pas prétendu parmi vous savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié n. C’est qu’en effet il écrivait à des fidèles qui étaient incapables de s’élever jusqu’aux sublimes mystères de la divinité du Christ. Aussi leur dit-il peu après : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes encore charnelles ( I Cor., II, 2, III, 1 ) ». Il ne savait donc point pour les Corinthiens ce qu’il ne pouvait leur apprendre, et il témoignait ne savoir que ce qu’il était nécessaire qu’ils apprissent. Au reste il savait bien pour les parfaits ce qu’il ne savait pas pour les enfants, car il dit lui-même: « Nous prêchons la sagesse aux parfaits ( I Cor., II, 6 )». Ainsi on dit qu’un homme ne sait pas une chose, quand il doit la tenir cachée; tout comme l’on affirme ne pas connaître le piége que l’on ne doit pas découvrir. Et en effet, l’Ecriture s’accommode à notre langage ordinaire, parce qu’elle s’adresse à des hommes.
- C’est comme Dieu que Jésus-Christ a dit: « Le Seigneur m’a engendré avant les collines», c’est-à-dire avant toutes les créatures, même les plus excellentes; « et il m’a enfanté avant l’aurore », c’est-à-dire avant tous les temps et tous les siècles ( Prov., VIII, 25 ). Mais c’est comme homme qu’il a dit: « Le Seigneur m’a créé au commencement de ses voies ( Prov., VIII, 22 ). En tant que Dieu, Jésus-Christ a dit : « Je suis la vérité », (360) et en tant qu’homme, il a ajouté : « Je suis la voie ( Jean, XIV, 6 ) ». Et en effet parce qu’il est « le premier-né d’entre les morts ( Apoc., I, 5) », il a tracé à son Eglise la route qui conduit au royaume de Dieu et à la vie éternelle. Ainsi on dit avec raison que le Christ qui est le Chef du corps des élus et qui les introduit en la bienheureuse immortalité, a été créé au commencement des voies et des oeuvres du Seigneur. Comme Dieu, Jésus-Christ « est le commencement, lui qui nous parle, et en qui au commencement Dieu a fait le ciel et la
terre ( Jean, VIII, 25 ; Gen., I, 1 ) », Mais comme homme, « il est l’époux qui s’élance de sa couche ( Ps., XVIII, 6 ) ». Comme Dieu, « il est né avant toutes les créatures; il est avant tout, et toutes choses subsistent par lui »; et comme homme, « il est le Chef du corps de l’Eglise ( Coloss., I, 15, 17, 18 ) ». Comme Dieu, « il est le Seigneur de la gloire », et nous ne pouvons
douter qu’il ne glorifie ses élus ( I Cor., II, 8 ), selon cette parole de l’Apôtre: « Ceux qu’il a prédestinés, il les a appelés; ceux qu’il a appelés, il les a justifiés; ceux qu’il a justifiés, il les a glorifiés ( Rom., VIII, 30 ) ». C’est encore de lui, comme Dieu, que le même Apôtre dit « qu’il justifie l’impie, qu’il est le juste par excellence, et qu’il justifie le pécheur ( Rom., IV, 5, III, 26 ).» Et en effet celui qui glorifie ceux qu’il a justifiés, et qui les justifie et les glorifie par lui-même., n’est-il pas réellement, ainsi que je l’ai affirmé, le Seigneur de la gloire ?Et cependant, comme homme, il répondit à ses disciples qui l’interrogeaient sur la récompense qu’il leur réservait : « Il n’est pas en mon pouvoir de vous donner une place à ma droite ou à ma gauche, elle appartient à ceux à qui mon Père l’a préparée ( Matt., XX, 23 ) ».
- Mais parce que le Père et le Fils ne sont qu’un, ils concourent également à préparer la même place. Et en effet j’ai déjà prouvé que par rapport à la Trinité ce que l’Ecriture énonce d’une seule personne doit être entendu de toutes trois en raison de l’unité de nature qui leur rend communes les oeuvres extérieures. C’est ainsi qu’en parlant de l’Esprit-Saint, Jésus-Christ dit : « Si je m’en vais, je vous l’enverrai (Jean, XVI, 7 ) ». II ne dit pas: Nous enverrons, mais j’enverrai, comme si cet Esprit divin ne devait recevoir sa mission que du Fils, à l’exclusion du Père. Mais dans un autre endroit, il dit : « Je vous ai dit ces choses lorsque j’étais encore avec vous. Mais le Consolateur, l’Esprit-Saint que mon Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses ( Jean, XIV, 25, 26) ». Ne semble-t-il pas ici que le Père seul doit envoyer l’Esprit-Saint, et que le Fils n’y aura aucune part? Et de même, au sujet
de la place qui est réservée dans le ciel à ceux à qui le Père l’a préparée, Jésus-Christ veut
faire entendre que conjointement avec le Père il a préparé et réservé cette place.
- Mais peut-être m’objectera-t-on qu’en parlant de l’Esprit-Saint, il a bien dit qu’il l’enverrait, mais n’a pas nié que le Père ne puisse aussi l’envoyer, et qu’en affirmant ensuite la même chose du Père, il ne l’a pas niée de lui-même, tandis qu’ici il reconnaît qu’il ne lui appartient pas de donner cette place. C’est pourquoi il dit avec raison qu’elle est réservée à ceux à qui le Père l’a préparée. Je réponds, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que dans cette circonstance Jésus-Christ s’exprime en tant qu’homme. « Il ne m’appartient pas, dit-il, de donner cette place », c’est-à-dire que cela surpasse en moi la puissance de l’homme. Mais c’est une raison pour que nous comprenions qu’étant comme Dieu égal à son Père, il la donne conjointement avec lui. Le sens de ces paroles est donc celui-ci : Je ne puis comme homme donner cette place, et elle est réservée à ceux à qui le Père l’a préparée : toutefois, parce que « tout ce qui est au Père est à moi», vous devez comprendre que conjointement avec le Père j’ai préparé et réservé cette place ( Id., XVI, 15 ).
Et maintenant je demande à montrer comment Jésus-Christ a pu dire : « Si quelqu’un entend mes paroles et ne les garde pas, je ne le juge pas ». Est-ce comme homme qu’il parle ici, et de la même manière qu’il avait dit précédemment : il ne m’appartient pas de donner cette place ? Non, sans doute, car il poursuit en ces termes « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde» ; et encore: « Celui qui me méprise et qui ne reçoit pas ma parole, a un juge qui doit le juger». Peut-être comprendrions-nous qu’il veut parler de son Père, s’il n’ajoutait: « La parole que j’ai annoncée, le jugera au dernier jour ». Eh bien! le Fils
ne jugera donc point, puisqu’il a déclaré qu’il ne jugerait pas ; et le Père ne jugera point, ( 361) puisque ce sera la parole que le Fils aura annoncée. Mais écoutez la suite de ce passage : « Je n’ai point parlé de moi-même: mais mon Père qui m’a envoyé, m’a prescrit lui-même ce que je dois dire, et comment je dois parler. Et je sais que son commandement est la vie éternelle. Or ce que je dis, je le dis selon que mon Père m’a ordonné ( Jean, XII, 47, 50 ) ». Ainsi ce n’est pas le Fils qui juge, mais c’est la parole que le Fils a prononcée ; et cette parole n’est elle-même investie de ce pouvoir que parce que le Fils n’a point parlé de lui-même, -mais selon l’ordre et le commandement de Celui qui l’a envoyé. Le jugement est donc réservé au Père dont le Fils nous a transmis la parole. Or ce Verbe, ou cette parole du Père, n’est autre que le propre Fils de Dieu. Car il ne faut point ici distinguer deux commandements, l’un du Père, et l’autre du Fils, et c’est uniquement le Fils qui est désigné par le terme de commandement ou de parole.
Mais examinons si par ces mots : « Je n’ai point parlé de moi-même », J.-C. ne voudrait pas dire : je ne me suis pas donné l’être à moi-même. Et en effet quand le Verbe de Dieu s’énonce au dehors, il ne peut que s’énoncer lui-même, puisqu’il est le Verbe de Dieu. Aussi dit-il souvent que « son Père lui a donné », pour nous faire entendre qu’il tire de lui sa génération éternelle. Car le Fils n’existait point avant que le Père lui donnât, et le Père ne lui a pas donné parce qu’il manquait de quelque chose, mais il lui a adonné d’être, et en l’engendrant il lui a donné d’avoir toutes choses. Il ne faut pas en effet raisonner ici du Fils de Dieu, comme nous le faisons des créatures. Avant le mystère de l’Incarnation, et avant qu’il eût pris la nature humaine, le Fils unique de Dieu, par qui tout a été fait, réunissait en lui l’être divin et la plénitude divine, Il était, et parce qu’il était, il avait. C’est ce qu’exprime clairement ce passage de saint Jean, si nous savons le comprendre: « Comme le Père, dit Jésus-Christ, a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie (Id., V, 26 ) ». Mais le Fils n’existait point avant qu’il eût reçu du Père d’avoir la vie en soi, puisque par cela seul qu’il est, il est la vie. Ainsi cette parole «Le Père adonné au Fils d’avoir la vie en soi», signifie que le Père a engendré un Fils qui est la vie immuable et éternelle. Et en effet le Verbe de Dieu n’est pas autre que le Fils de Dieu, et le Fils de Dieu est lui-même « le Dieu véritable et la vie éternelle », ainsi que nous le dit saint Jean dans sa première épître ( Jean, V, 20 ). Pourquoi donc ne pas reconnaître ici ce même Verbe, dans « cette parole que Jésus-Christ a «annoncée, et qui jugera le pécheur au dernier «jour?» Au reste tantôt il se nomme lui-même la parole du Père, et tantôt le commandement du Père, en ayant soin de nous avertir que ce commandement est la vie éternelle. « Et je sais, dit-il, que son commandement est la vie éternelle ( Jean, XII, 50 ) ».
- Il nous faut maintenant chercher en quel sens Jésus-Christ a dit : « Je ne le jugerai point, mais la parole que j’ai annoncée « le jugera». D’après le contexte de ce passage, c’est comme si le Sauveur disait : je ne le jugerai point, mais ce sera le Verbe du Père qui le jugera. Or le Verbe du Père n’est autre que le Fils de Dieu, et par conséquent nous devons comprendre que Jésus-Christ dit en même temps : je ne jugerai point et je jugerai. Mais comment cela peut-il être vrai, si ce n’est dans ce sens : je ne jugerai point parla puissance de l’homme, et en tant que je suis Fils de l’homme, mais je jugerai par la puissance du Verbe, et en tant que je suis Fils de Dieu? Si au contraire vous ne voyez que répugnance et contradiction dans ces paroles : je jugerai, et je ne jugerai pas ; je vous demanderai de m’expliquer celles-ci: « Ma doctrine n’est pas ma doctrine ( Id., 16 ). Comment Jésus-Christ peut-il dire que sa doctrine n’est pas sa doctrine? car observez qu’il ne dit point : cette doctrine n’est pas une doctrine, mais : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine ». Il affirme donc tout ensemble que sa doctrine est sienne, et qu’elle n’est pas sienne. Or, cette proposition ne peut être vraie que si on en prend le premier membre dans un sens, et le second dans un autre sens. Comme Dieu la doctrine de Jésus-Christ est sienne, et comme homme elle n’est pas sienne ; et c’est ainsi qu’en disant : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais elle est la doctrine de Celui qui m’a envoyé », il fait remonter nos pensées jusqu’au Verbe lui. même.
Je cite encore un autre passage qui tout d’abord ne paraît pas moins difficile. « Celui, dit Jésus-Christ, qui croit en moi, ne croit pas en moi ( Id., XII, 44 ) » . Comment croire en lui est-il ne pas (362) croire en lui ? Et comment comprendre cette proposition en apparence si contradictoire : « Celui qui croit en moi, ne croit pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé? » En voici le sens: Celui qui croit en moi, ne croit point en ce qu’il voit, autrement son espérance s’appuierait sur la créature; mais il croit en Celui qui a pris la formé humaine afin de se rendre sensible aux yeux de l’homme. Et en effet le Fils de Dieu ne s’est fait homme que pour purifier le coeur de l’homme, et l’amener par la foi à le considérer comme égal à son Père. C’est pourquoi il élève jusqu’à son Père la pensée de ceux qui croient en lui, et en disant qu’ «on ne croit pas en lui, mais en Celui qui l’a envoyé», il prouve qu’il ne se sépare point du Père qui l’a envoyé, et il nous avertit de croire en lui, comme nous croyons au Père auquel il est égal. C’est ce qu’il dit ouvertement dans cet autre passage : « Croyez en Dieu, et croyez aussi en moi ( Jean, XIV, 1 ) » ; c’est-à-dire, croyez en moi de la même manière que vous croyez en Dieu, parce que le Père et moi ne sommes qu’un seul et même Dieu. Ainsi lorsque Jésus-Christ dit que « celui qui croit en lui, ne croit pas en lui, mais en Celui qui l’a envoyé », et dont il ne se sépare point, il transporte notre foi de sa personne à celle de son Père. Et de même quand il dit: « Il n’est pas en mon pouvoir de vous donner cette place et elle est réservée à ceux à qui mon Père l’a préparée », il s’exprime clairement selon le double sens que l’on attache à ses paroles. Cette observation s’applique également à cette autre parole:
« Je ne jugerai point ». Et en effet comment serait-elle vraie , puisque, selon l’Apôtre Jésus-Christ doit juger les vivants et les morts ( II Tim., IV, 1)? Mais parce qu’il n’exercera point ce jugement comme homme, il en rapporte l’honneur et le pouvoir à la divinité, et il élève ainsi nos pensées jusqu’à ces mystères sublimes qui sont le but de son incarnation.