III --- À BASSULA, SA BELLE-MÈRE - COMMENT LE BIENHEUREUX MARTIN QUITTA CETTE VIE POUR L'ÉTERNITÉ.
....Martin connut l'heure de sa mort longtemps d'avance, et annonça à ses frères que la dissolution de son corps était proche. Il eut à cette époque un motif pour aller visiter la paroisse de Cande1 ; car, désirant rétablir la concorde parmi les clercs de cette église qui étaient divisés, quoiqu'il sût que sa fin approchait, il ne balança pas à entreprendre ce voyage. Il pensait qu'il couronnerait dignement ses travaux s'il rétablissait la paix dans cette église avant de mourir. Étant donc parti, accompagné, suivant son usage, d'une troupe nombreuse de pieux disciples, il vit sur le fleuve des plongeons poursuivre des poissons, et exciter sans cesse leur gloutonnerie par de nouvelles captures : « Voici, dit-il, une image des démons, qui dressent des embûches aux imprudents, les surprennent et les dévorent, sans pouvoir se rassasier. » Alors Martin, avec toute la puissance de sa parole, commanda aux oiseaux de s'éloigner du fleuve et de se retirer dans des régions arides et désertes, employant contre eux le même pouvoir dont il usait souvent contre les démons. À l'instant tous ces oiseaux se rassemblent, et, quittant le fleuve, se dirigent vers les montagnes et les forêts, à la grande admiration de tous les spectateurs, qui voyaient Martin exercer son pouvoir, même sur les oiseaux. Étant arrivé à l'église de Cande, il y demeura quelque temps, et, après avoir rétabli la concorde parmi les clercs, il songeait déjà à retourner dans sa solitude, lorsque ses forces l'abandonnèrent ; il réunit alors ses disciples et leur annonça que sa mort était proche. Une profonde douleur s'empare aussitôt de tous les curs ; tous s'écrient en gémissant : « Ô tendre père ! pourquoi nous abandonner et nous laisser dans la désolation ? des loups avides de carnage se jetteront sur votre troupeau ; si le pasteur est frappé, qui pourra le défendre ? Nous savons bien que vous souhaitez ardemment de posséder Jésus-Christ ; mais votre récompense est assurée, et elle ne sera pas moins grande pour être retardée ; ayez pitié de nous que vous allez laisser seuls. » Martin, touché de leurs larmes, et brûlant de cette tendre charité qu'il puisait dans les entrailles de son divin Maître, se mit aussi à pleurer. Puis, s'adressant au Seigneur : « Seigneur, s'écria-t-il, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas le travail : que votre volonté soit faite. » Hésitant entre l'espérance du ciel et l'amour de ses frères, il ne savait ce qu'il devait préférer ; car, s'il désirait ne pas abandonner ses chers disciples, il ne voulait pourtant pas vivre plus longtemps séparé de Jésus-Christ ; sacrifiant néanmoins sa propre volonté et ses plus ardents désirs, il s'abandonnait tout entier entre les mains de Dieu. Ne semblait-il pas lui dire : Seigneur, j'ai livré de rudes combats sur la terre n'est-il donc pas temps que je jouisse du repos ? Si pourtant vous me commandez de combattre encore devant le camp d'Israël pour la défense de votre peuple ; je ne vous refuserai pas ; non, mon grand âge ne m'arrêtera pas, je remplirai mon devoir avec zèle ; je combattrai sous vos drapeaux aussi longtemps que vous me l'ordonnerez. Le vétéran qui a blanchi sous les armes soupire pourtant avec impatienté après ce congé qui doit être la récompense de ses longs travaux. N'importe, mon courage me fera triompher du poids des années. Et pourtant, Seigneur, quel bonheur pour moi, si vous daigniez avoir compassion de ma vieillesse ! Mais que votre volonté s'accomplisse. Si je vais à vous, ne prendrez-vous pas soin vous-même de ces chers enfants, pour qui je redoute tant de dangers ? Ô homme admirable, que ni le travail ni la mort même ne peuvent, vaincre ! qui demeure indifférent, qui ne craint, ni la mort ni la vie ! Ainsi, malgré l'ardeur de la fièvre qui le consumait depuis plusieurs jours, il poursuivait l'uvre de Dieu avec un zèle infatigable. Il veillait toutes les nuits, et les passait en prière. Étendu sur sa noble couche, la cendre et le cilice, il se faisait obéir de ses membres épuisés par l'âge et la maladie. Ses disciples l'ayant prié de souffrir qu'on mît un peu de paille sur sa couche : « Non, mes enfants, répondit-il, il ne convient pas qu'un chrétien meure autrement que sur la cendre et le cilice ; je serais moi-même coupable de vous laisser un autre exemple. » Il tenait ses regards et ses mains continuellement élevés vers le ciel, et ne se lassait point de prier. Un grand nombre de prêtres qui s'étaient réunis près de lui, le priaient de leur permettre de se soulager un peu en le changeant de position : « Laissez-moi, mes frères, répondit-il ; laissez-moi regarder le ciel plutôt que la terre, afin que mon âme prenne plus facilement son essor vers Dieu. » À peine eut-il achevé ces mots, qu'il aperçut le démon à ses côtés. « Que fais-tu ici, bête cruelle ! tu ne trouveras rien en moi qui t'appartienne : je serai reçu dans le sein d'Abraham. » Après ces paroles, il expira. Des témoins de sa mort nous ont attesté qu'en ce moment son visage parut celui d'un ange, et que ses membres devinrent blancs comme la neige. Aussi s'écrièrent-ils : « Pourrait- on jamais croire qu'il soit revêtu d'un cilice et couvert de cendres ? » Car, dans l'état où ils virent alors son corps, il semblait qu'il jouît déjà de la transformation, glorieuse des corps ressuscités.
Il est impossible de s'imaginer l'innombrable multitude de ceux qui vinent. lui rendre les derniers devoirs. Presque toute la ville de Tours accourut au-devant du saint corps ; tous les habitants des campagnes et des bourgs voisins, et même un grand nombre de personnes des autres villes s'y trouvèrent. Oh ! quelle affliction dans tous les curs ! Quels douloureux gémissements faisaient entendre, surtout les moines ! On dit qu'il en vint environ deux mille : c'était la gloire de Martin, les fruits vivants et innombrables de ses saints exemples. Ainsi, le pasteur conduisait-il ses ouailles devant lui, de saintes multitudes pâles de douleur, des troupes nombreuses de moines revêtus de manteaux, des vieillards épuisés par de longs travaux, de jeunes novices de la solitude et du sanctuaire. Apparaissait ensuite le chur des vierges, que la retenue empêchait de pleurer, et qui dissimulaient par une joie toute sainte la profonde affliction de leurs curs : et si la confiance qu'elles avaient dans la sainteté de Martin ne leur permettait pas de paraître tristes, l'amour qu'elles lui portaient leur arrachait cependant quelques gémissements. Car la gloire dont Martin jouissait déjà causait autant de joie, que sa mort qui le ravissait à ses enfants leur causait de douleur. Il fallait pardonner les larmes des uns et partager l'allégresse des autres ; car chacun, en pleurant pour soi-même, devait en même temps se réjouir pour lui.
Cette foule immense accompagna donc le corps du bienheureux jusqu'au lieu de sa sépulture en chantant de saints cantiques. Qu'on se représente, si l'on veut, une pompe de la terre ; je ne dirai pas une cérémonie funèbre ; mais la pompe fastueuse d'un triomphe. Où trouverez-vous rien de comparable aux funérailles de Martin ? Que des héros vainqueurs s'avancent montés sur des chars de triomphe, précédés d'hommes enchaînés et suivis de leurs prisonniers : le corps de Martin est suivi de tous ceux qui, sous sa conduite, ont vaincu le monde. Pour les premiers, les peuples en démence font entendre des applaudissements et des cris confus : en l'honneur de Martin, les airs retentissent du chant des psaumes et des cantiques sacrés. Ceux-là, après leurs triomphes, sont précipités dans les gouffres de l'enfer ; Martin, rayonnant d'une joie céleste, est reçu dans le sein d'Abraham. Martin, si pauvre en ce monde, menant une vie si simple, entre riche dans le ciel, d'où, je l'espère, il veille sur nous, sur moi qui écris ces lignes, sur vous qui les lisez.
Cande, ville du département d'Indre-et-Loire, située au confluent de la Vienne et de la Loire. ↩
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