CHAPITRE VIII.
IL NE PEUT Y AVOIR PLEINE SÉCURITÉ, MÊME DANS L’AMITIÉ DES HONNÊTES GENS, A CAUSE DES DANGERS DONT LA VIE HUMAINE EST TOUJOURS MENACÉE.
Certes, s’il est une consolation parmi les agitations et les peines de la société humaine, c’est la foi sincère et l’affection réciproque de bons et vrais amis. Mais outre qu’une sorte d’aveuglement, voisin de la démence et toutefois très-fréquent en cette vie, nous fait prendre un ennemi pour un ami, ou un ami pour un ennemi, n’est-il pas vrai que plus nous avons d’amis excellents et sincères, plus nous appréhendons pour eux les accidents dont la condition humaine est remplie? Nous ne craignons pas seulement qu’ils soient affligés par la faim, les guerres, les maladies, la captivité et tous les malheurs qu’elle entraîne à sa suite; nous craignons bien plus encore, c’est qu’ils ne deviennent perfides et méchants. Et quand cela arrive, qui peut concevoir l’excès de notre douleur, à moins que de l’avoir éprouvé soi-même? Nous aimerions mieux savoir nos amis morts; et cependant, quoi de plus capable qu’une telle perte de nous causer un sensible déplaisir? Car, comment se pourrait-il faire que nous ne fussions point affligés de la mort de ceux dont la vie nous était-si agréable? Que celui qui proscrit cette douleur, proscrive aussi le charme des entretiens affectueux, qu’il interdise l’amitié elle-même, qu’il rompe les liens les plus doux de la société humaine, en un mot, qu’il rende l’homme stupide. Et si cela est impossible, comment ne serions-nous pas touchés de la mort de personnes si chères? De là ces deuils intérieurs et ces blessures de l’âme qui ne se peuvent guérir que par la douceur des consolations; car dire que ces blessures se referment d’autant plus vite que l’âme est plus grande et plus forte, cela ne prouve pas qu’il n’y ait point dans l’âme une plaie à guérir. Ainsi, bien que la mort des personnes les plus chères, de celles surtout qui font les liens de la vie, soit une épreuve toujours plus ou moins cruelle, nous aimerions mieux toutefois les voir mourir que déchoir de la foi ou de la vertu, ce qui est mourir de la mort de l’âme. La terre est donc pleine d’une immense quantité de maux, et c’est pourquoi il est écrit « Malheur au monde à cause des scandales1 ! »Et encore : « Comme l’injustice surabonde, la charité de plusieurs se refroidira2 ». Voilà comment nous en venons à nous féliciter de la mort de nos meilleurs amis; notre coeur, abattu par la tristesse, se relève à cette pensée que la mort a délivré nos frères de tous les maux qui accablent les plus vertueux, souvent les corrompent et toujours les mettent en péril.
