CHAPITRE V.
DE LA VIE SOCIALE ET DES MAUX QUI LA TRAVERSENT, TOUTE DÉSIRABLE QU’ELLE SOIT EN ELLE-MÊME.
Nous sommes beaucoup plus d’accord avec les philosophes, quand ils veulent que la vie du sage soit une vie de société. Comment la Cité de Dieu (objet de cet ouvrage dont nous écrivons présentement le dix-neuvième livre) aurait-elle pris naissance, comment se serait-elle développée dans le cours des temps, et comment parviendrait-elle à sa fin, si la vie des saints n’était une vie sociale? Mais dans notre misérable condition mortelle, qui dira tous les maux auxquels cette vie est sujette ? qui en pourra faire le compte ? Ecoutez leurs poètes comiques : voici ce que dit un de leurs personnages avec l’approbation de tout l’auditoire:
« Je me suis marié, quelle misère! j’ai eu des enfants, surcroît de soucis ! »1
Que dirai-je des peines de l’amour décrites par le même poète : « Injures, soupçons, inimitiés, la guerre aujourd’hui, demain la paix2 ! » Le monde n’est-il pas plein de ces désordres, qui troublent même les plus honnêtes liaisons? Et que voyons-nous partout, sinon les injures, les soupçons, les inimitiés et la guerre? Voilà des maux certains et sensibles; mais la paix est un bien incertain, parce que chez ceux avec qui nous la voudrions entretenir, le fond des cœurs nous reste inconnu, elle connaîtrions-nous aujourd’hui, qui sait s’il ne sera pas changé demain? En effet, où y a-t-il d’ordinaire et où devrait-il y avoir plus d’amitié que parmi les habitants du même foyer ? Et toutefois, comment y trouver une pleine sécurité, quand on voit tous les jours des parents qui se trahissent l’un l’autre, et dont la haine longtemps dissimulée devient d’autant plus amère que la paix de leur liaison semblait avoir plus de douceur? C’est ce qui a fait dire à Cicéron cette parole qui va si droit au coeur qu’elle en tire un soupir involontaire: « Il n’y a point de trahisons plus dangereuses que celles qui se couvrent du masque de l’affection ou du nom de la parenté. Car il est aisé de se mettre en garde contre un ennemi déclaré; mais le moyen de rompre une trame secrète, intérieure, domestique, qui vous enchaîne avant que vous ayez pu la reconnaître ou la prévoir ! » De là vient aussi ce mot de l’Ecriture, qu’on ne peut entendre sans un déchirement de coeur : « Les ennemis de l’homme, ce sont les habitants de sa maison3 ». Et quand on aurait assez de force pour supporter patiemment une trahison, assez de vigilance pour en détourner l’effet, il ne se peut faire néanmoins qu’un homme de bien ne s’afflige beaucoup (le trouver en ses ennemis une telle perversité, soit qu’ils l’aient dès longtemps dissimulée sous une bonté trompeuse, ou que, de bons qu’ils étaient, ils soient tombés dans cet abîme de corruption. Si donc le foyer domestique n’est pas un asile assuré contre tant de maux, que sera-ce d’une cité? Plus elle est grande, plus elle est remplie de discordes privées et de crimes, et, si elle échappe aux séditions sanglantes et aux guerres civiles, n’a-t-elle point toujours à les redouter?
