CHAPITRE VIII.
CE N’EST POINT UNE CHOSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE D’UN OBJET FASSE DÉCOUVRIR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OPPOSÉES A CELLES QU’ON Y AVAIT APERÇUES AUPARAVANT.
Mais, disent nos contradicteurs, ce qui nous empêche de croire que des corps humains puissent toujours brûler sans jamais mourir, c’est que nous savons que telle n’est point la nature des corps humains, au lieu que tous les faits merveilleux qui ont été rap. portés tout à l’heure sont une suite de la nature des choses. Je réponds à cela que, selon nos saintes Ecritures, la nature du corps de l’homme, avant le péché, était de ne pas mourir, et qu’à la résurrection des morts, il sera rétabli dans son premier état. Mais comme les incrédules ne veulent point admettre cette autorité, puisque s’ils la recevaient, nous ne serions plus en peine de leur prouver les tourments éternels des damnés, il faut produire ici quelques témoignages de leurs plus savants écrivains, qui fassent voir qu’une chose peut devenir, par la suite du temps, toute autre qu’on ne l’avait connue auparavant.
Voici ce que je trouve textuellement dans le livre de Varron, intitulé: De l’origine du peuple romain : « Il se produisit dans le ciel un étrange prodige. Castor1 atteste que la brillante étoile de Vénus, que Plaute appelle Vesperugo2, et Homère Hesperos3, changea de couleur, de grandeur, de figure et de mouvement, phénomène qui ne s’était jamais vu jusqu’alors. Adraste de Cyzique et Dion de Naples, tous deux mathématiciens célèbres , disent que cela arriva sous le règne d’Ogygès4 ». Varron, qui est un auteur considérable, n’appellerait pas cet accident un prodige, s’il ne lui eût semblé contre nature. Car nous disons que tous les prodiges sont contre nature; mais cela n’est point vrai. En effet, comment appeler contraires à la nature des effets qui se font par la volonté de Dieu, puisque la volonté du Créateur fait seule la nature de chaque chose? Les prodiges ne sont donc pas contraires à la nature, mais seulement à une certaine notion que nous avions auparavant de la nature des objets. Qui pourrait raconter la multitude innombrable de prodiges qui sont rapportés dans les auteurs profanes? mais arrêtons-nous seulement à ce qui regarde notre sujet. Qu’y a-t-il de mieux réglé par l’auteur de la nature que le cours des astres? qu’y a-t-il au monde qui soit établi sur des lois plus fixes et plus immuables? Et toutefois, quand celui qui gouverne ses créatures avec un empire absolu l’a jugé convenable, une étoile, qui est remarquable entre toutes les autres par sa grandeur, par son éclat) a changé de couleur, de grandeur, de figure, et, ce qui est plus étonnant encore, de règle et de loi dans son cours. Certes, voilà un événement qui met en défaut toutes les tables astrologiques, s’il en existait déjà, et tous ces calculs des savants, si certains à leurs yeux et si infaillibles qu’ils ont osé avancer que cette métamorphose de Vénus ne s’était pas produite auparavant et ne s’est pas représentée depuis. Pour nous, nous lisons dans les Ecritures que le soleil même s’arrêta au commandement de Jésus Navé5, pour lui donner le temps d’achever sa victoire, et qu’il retourna en arrière pour assurer le roi Ezéchias des quinze années de vie que Dieu lui accordait6 ; mais quand les infidèles croient ces sortes de miracles accordés à la vertu des saints, ils les attribuent à la magie, comme je le disais tout à l’heure de cette enchanteresse de Virgile, « qui arrêtait le cours des rivières et faisait rétrograder les astres7 ». Nous lisons aussi dans l’Ecriture que le Jourdain arrêta le cours de ses eaux et retourna en arrière, pour laisser passer le peuple de Dieu sous la conduite de Jésus Navé8, et que la même chose arriva au prophète Elie et à son disciple Elisée nous y lisons aussi le miracle de la course rétrograde du soleil en faveur du roi Ezéchias. 9 Mais ce prodige de l’étoile de Vénus, rapporté par Varron, nous ne voyons pas qu’il soit arrivé à la prière d’aucun homme.
Que les infidèles ne se laissent-donc point aveugler par cette prétendue connaissance de la nature des choses. Comme si Dieu n’y pouvait apporter des changements qu’ils ne connaissent pas ! et, à dire vrai, les choses les plus ordinaires ne nous paraîtraient pas moins merveilleuses que les autres, si nous n’étions pas accoutumés à n’admirer que celles qui sont rares. Consultez la seule raison : qui n’admirera que, dans cette multitude infinie d’hommes, tous soient assez semblables les uns aux autres pour que leur nature les distingue de tous les autres animaux, et assez dissemblables pour se distinguer entre eux aisément? Et cette différence est même encore plus admirable que leur ressemblance ; car il paraît assez naturel que des animaux d’une même espèce se ressemblent ; et pourtant, comme il n’y a pour nous de merveilleux que ce qui est rare, nous ne nous étonnons jamais plus qu’en voyant deux hommes qui se ressemblent si fort qu’on les prendrait l’un pour l’autre et qu’on s’y tromperait toujours.
Mais peut-être nos adversaires ne croiront-ils pas au phénomène que je viens de rapporter d’après Varron, bien que Varron soit un de leurs historiens et un très-savant homme ; ou bien en seront-ils faiblement touchés, parce que ce prodige ne dura pas longtemps et que l’étoile reprit ensuite son cours ordinaire. Voici donc un autre prodige qui subsiste encore aujourd’hui, et qui, à mon avis, doit suffire pour les convaincre que, si clairement qu’ils se flattent de connaître la nature d’une chose, ce n’est pas une raison de défendre à Dieu de la transformer à son gré et de la rendre tout autre qu’ils ne la connaissaient. La terre de Sodome n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Sa surface était semblable à celle des autres terres, et même plus fertile, car l’Ecriture la compare au paradis terrestre10. Cependant, depuis que le feu du ciel l’a touchée, l’aspect en est affreux, au témoignage même des historiens profanes, confirmé par le récit des voyageurs, et ses fruits, sous une belle apparence, ne renferment que cendre et fumée. Elle n’était pas telle autrefois, et voilà ce qu’elle est maintenant. L’auteur de toutes les natures a fait dans la sienne un changement si prodigieux qu’il dure encore, après une longue suite de siècles.
De même qu’il n’a pas été impossible à Dieu de créer les natures qu’il lui a plu, il ne lui est pas impossible non plus de les changer comme il lui plaît. De là vient ce nombre infini de choses extraordinaires qu’on appelle prodiges, monstres, phénomènes, et qu’il serait infiniment long de rapporter. On dit que les monstres sont ainsi nommés parce qu’ils montrent en quelque façon l’avenir, et on donne aussi aux autres mots une origine semblable11. Mais que les devins prédisent ce qu’ils voudront, soit qu’ils se trompent, soit que Dieu permette en effet que les démons les inspirent pour les punir de leur curiosité et les aveugler davantage, soit enfin que les démons ne rencontrent juste que par hasard; pour nous, nous pensons que ce qu’on appelle phénomènes contre nature, suivant une locution employée par saint Paul lui-même, quand il dit que l’olivier sauvage, enté contre nature sur le bon olivier, participe à son suc et à sa sève12, nous pensons que ces phénomènes, au fond, ne sont rien moins que contre nature, et servent à Prouver clairement qu’aucun obstacle, aucune loi de la nature, n’empêchera Dieu de faire des corps des damnés ce qu’il a prédit. Or, comment l’a-t-il prédit ? c’est ce que je pense avoir montré suffisamment, au livre précédent, par les témoignages tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Castor, né Rhodien ou Galate, était un habile chronographe, contemporain de Varron. ↩
Voyez l’Amphitryon, acte I, sc. 1, v. 119. ↩
Iliade, livre X, v. 318. ↩
Sur ce prodige voyez Fréret, dans les Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, tome X, p. 357-376. ↩
Josué, X, 13. ↩
Isa. XXVIII, 8. ↩
Enéide, livre IV, v. 489. ↩
Josué, IV, 18. ↩
IV Rois, II, 8, 14. ↩
Gen. XII, 10. ↩
Voici ces douteuses étymologies rapportées par saint Augustin : monstrum, de monstrare; ostentum de ostendere; portenta de portendere, prœostendere; prodigia de porro dicere, praedicare. ↩
Rom. XI, 17, 24. ↩
