CHAPITRE XXVII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QU’ILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQU’AYANT PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QU’ILS ONT PRATIQUÉ L’ AUMÔNE.
Nous n’avons plus réfuter qu’un dernier système, savoir, que le feu éternel ne sera que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par de convenables aumônes, suivant cette parole de l’apôtre saint Jacques: « On « jugera sans miséricorde celui qui sera sans miséricorde1 ». Celui donc, disent-ils, qui a pratiqué la miséricorde, bien qu’il n’ait pas renoncé à sa mauvaise vie, sera jugé avec miséricorde, de sorte qu’il ne sera pas damné, mais délivré finalement de son supplice. Ils assurent que le discernement que Jésus-Christ fera entre ceux de sa droite et ceux de sa gauche, pour envoyer les uns au royaume de Dieu et les autres au supplice éternel, ne sera fondé que sur le soin qu’on aura mis ou non à faire des aumônes. Ils tâchent encore de prouver par l’Oraison dominicale, que les péchés qu’ils commettent tous les jours, quelque grands qu’ils soient, peuvent leur être remis en retour des oeuvres de charité, De même, disent-ils, qu’il n’y a point de jour où les chrétiens ne récitent cette oraison, il n’y a point de crime commis tous les jours qu’elle n’efface, à condition qu’en disant: « Pardonnez-nous nos offenses », nous ayons soin de faire ce qui suit: « Comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés2 ». Notre-Seigneur, ajoutent-ils, ne dit pas: Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils ont faites contre vous, votre Père vous pardonnera les péchés légers que vous commettrez tous les jours; mais il dit: « Il vous pardonnera vos péchés3 ». Ils estiment donc qu’en quelque nombre et de quelque espèce qu’ils soient, quand même on les commettrait tous les jours et quand on mourrait sans y avoir renoncé auparavant, les aumônes en obtiendront le pardon.
Certes, ils ont raison de vouloir que ce soient de dignes aumônes; car s’ils disaient que tous les crimes, en quelque nombre qu’ils soient, seront remis par toute sorte d’aumônes, ils seraient choqués eux-mêmes d’une proposition si absurde. En effet, ce serait dire qu’un homme très-riche, en donnant tous les jours quelques pièces de monnaie aux pauvres, pourrait racheter des homicides, des adultères, et les autres crimes les plus énormes. Si l’on ne peut avancer cela sans folie, reste à savoir quelles sont ces dignes aumônes capables d’effacer les péchés, et dont le précurseur même de Jésus-Christ entendait parler; quand il disait: « Faites de dignes fruits de pénitence4 ». On ne trouvera pas sans doute que ces dignes aumônes soient celles des gens qui commettent tous les jours des crimes. En effet, leurs rapines vont bien plus haut que le peu qu’ils donnent à Jésus-Christ en la personne des pauvres, afin d’acheter tous les jours de lui l’impunité de leurs actions damnables. D’ailleurs, quand fis donneraient tout leur bien aux membres de Jésus-Christ pour un seul crime, s’ils ne renonçaient à leurs désordres, touchés par cette charité dont il est dit que jamais elle ne fait le mal5, cette libéralité leur serait inutile. Que celui donc qui fait de dignes aumônes pour ses péchés commence à les faire envers lui-même. Il n’est pas raisonnable d’exercer envers le prochain une charité qu’on n’exerce pas envers soi, puisqu’il est écrit : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même6 »; et encore : « Ayez pitié de votre âme, en vous rendant agréable à Dieu7 ». Celui donc qui ne fait pas à son âme cette aumône afin de plaire à Dieu, comment peut-on dire qu’il fait de dignes aumônes pour ses péchés ? C’est pour cela qu’il est écrit : « A qui peut être bon celui qui est méchant envers lui-même8 ? » Car les aumônes aident les prières ; et c’est encore pourquoi il faut se rendre attentif à ces paroles: « Mon fils, vous avez péché, ne péchez plus, et priez Dieu qu’il vous pardonne vos péchés passés9 ». Nous devons donc faire des aumônes pour être exaucés, lorsque nous prions pour nos péchés passés, et non pour obtenir la licence de mal faire.
Or, Notre-Seigneur a prédit qu’il imputera à ceux qui seront à la droite les aumônes qu’ils auront faites, et à ceux qui seront à la gauche celles qu’ils auront manqué de faire, voulant montrer ce que peuvent les aumônes pour effacer les péchés commis, et non pour les commettre sans cesse impunément. Mais il ne faut pas croire que ceux qui ne veulent pas changer de vie fassent de véritables aumônes; car ce que Jésus-Christ même leur dit: « Quand vous avez manqué de rendre ces devoirs au moindre des miens, c’est à moi que vous avez manqué de les rendre10 », fait assez voir qu’ils ne les rendent pas, lors même qu’ils croient les rendre. En effet, quand ils donnent du pain à un chrétien qui a faim, s’ils le lui donnaient en tant qu’il est chrétien, certes, ils ne se refuseraient pas à eux-mêmes le pain de la justice, qui est Jésus-Christ; car Dieu ne regarde pas à qui l’on donne, mais dans quel esprit on donne. Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ dans un chrétien lui fait l’aumône dans le même esprit où il s’approche de ce Sauveur, au lieu que les autres ne cherchent qu’à s’en éloigner, puisqu’ils n’aspirent qu’à jouir de l’impunité: or, on s’éloigne d’autant plus de Jésus-Christ qu’on aime davantage ce qu’il condamne. En effet, que sert-il d’être baptisé, si l’on n’est justifié? Celui qui a dit: « Si l’on ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, on ne saurait entrer dans le royaume de Dieu11 », n’a-t-il pas dit aussi : « Si votre justice n’est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux12? » Pourquoi plusieurs courent-ils au baptême pour éviter le premier arrêt , et pourquoi si peu se mettent-ils en peine d’être justifiés pour éviter le second? De même que celui-là ne dit pas à son frère: Fou! qui, lorsqu’il lui dit cette injure, n’est pas en colère contre son frère, mais contre ses défauts, car, autrement, il mériterait l’enfer13, ainsi, celui qui donne l’aumône à un chrétien, et qui n’aime pas en lui Jésus-Christ, ne la donne pas à un chrétien. Or, celui-là n’aime pas Jésus-Christ qui refuse d’être justifié en Jésus-Christ; et comme il servirait de peu à celui qui appellerait son frère fou par colère, et sans songer à le corriger, de faire des aumônes pour obtenir le pardon de cette faute, à moins de se réconcilier avec lui, suivant ce commandement qui nous est fait au même lieu: « Lorsque vous faites votre offrande à l’autel, si vous vous souvenez d’avoir offensé votre frère, laissez là votre offrande, et allez auparavant vous réconcilier avec lui, et puis vous reviendrez offrir votre présent14 »; de même, il sert de peu de faire de grandes aumônes pour ses péchés, lorsqu’on demeure dans l’habitude du péché.
Quant à l’oraison de chaque jour que Notre-Seigneur lui-même nous a enseignée, d’où vient qu’on l’appelle dominicale, elle efface, il est vrai, les péchés de chaque jour, quand chaque jour on dit : « Pardonnez-nous nos offenses », et qu’on ne dit pas seulement, mais qu’on fait ce qui suit: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés15»; mais on récite cette prière parce qu’on commet des péchés , et non pas pour en commettre. Notre Sauveur nous a voulu montrer par là que, quelque bonne vie que nous menions, dans les ténèbres et la langueur où nous sommes, nous commettons tous les jours des fautes pour lesquelles nous avons besoin de prier et de pardonner à ceux qui nous offensent, si nous voulons que Dieu nous pardonne. Lors donc que Notre-Seigneur dit: « Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi vos péchés16 », il n’a pas entendu nous donner une fausse confiance dans cette oraison pour commettre tous les jours des crimes, soit en vertu de l’autorité qu’on exerce en se mettant au-dessus des lois, soit par adresse en trompant les hommes ; mais il a voulu par là nous apprendre à ne pas nous croire exempts de péchés, quoique nous soyons exempts de crimes: avertissement que Dieu donna aussi autrefois aux prêtres de l’ancienne loi, en leur commandant d’offrir en premier lieu des sacrifices pour leurs péchés, et ensuite pour ceux du peuple17. Aussi bien, si nous considérons attentivement les paroles de notre grand et divin Maître, nous trouverons qu’il ne dit pas : Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi tous vos péchés, quels qu’ils soient; mais: « Votre Père vous pardonnera aussi vos péchés ». Il enseignait une prière de tous les jours, et parlait à ses disciples, qui étaient justes. Qu’est-ce donc à dire vos péchés, sinon ceux dont vous-mêmes, qui êtes justifiés et sanctifiés, ne serez pas exempts ? Nos adversaires, qui cherchent dans cette prière un prétexte pour commettre tous les jours des crimes , prétendent que Notre-Seigneur a voulu aussi parler des grands péchés, parce qu’il n’a pas dit: Il vous pardonnera les petits péchés, mais : Il vous pardonnera vos péchés. Nous, au contraire, considérant ceux à qui il parlait, et lui entendant dire vos péchés, nous ne devons entendre par là que les petits, parce que ses disciples n’en commettaient point d’autres ; mais les grands mêmes, dont il se faut entièrement défaire par une véritable conversion, ne sont pas remis par la prière, si l’on ne fait ce qui est dit au même endroit: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Que si les fautes, même légères , dont les plus saints ne sont pas exempts en cette vie, ne se pardonnent qu’à cette condition , combien plus les crimes énormes, bien qu’on cesse de les commettre, puisque Notre-Seigneur a dit: « Mais si vous ne pardonnez pas les fautes qu’on commet contre vous, votre Père ne vous pardonnera pas non plus18 ». C’est ce que veut dire l’apôtre saint Jacques, lorsqu’il parle ainsi : «On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde19 ». On doit aussi se souvenir de ce serviteur, à qui son maître avait remis dix mille talents, qu’il l’obligea à payer ensuite, parce qu’il avait été inexorable envers un autre serviteur comme lui, qui lui devait cent deniers20. Ces paroles de l’Apôtre : « La miséricorde l’emporte sur la justice21 », s’appliquent à ceux qui sont enfants de la promesse et vases de miséricorde. Les justes mêmes, qui ont vécu dans une telle sainteté qu’ils reçoivent dans les tabernacles éternels ceux qui ont acquis leur amitié par les richesses d’iniquité22, ne sont devenus tels que par la miséricorde de celui qui justifie l’impie et qui lui donne la récompense selon la grâce, et non selon les mérites. Du nombre de ces impies justifiés est l’Apôtre, qui dit « J’ai obtenu miséricorde pour être fidèle23 »
Ceux qui sont ainsi reçus dans les tabernacles éternels, il faut avouer que, comme ils n’ont pas assez bien vécu pour être sauvés sans le suffrage des saints, la miséricorde à leur égard l’emporte encore bien plus sur la justice. Et néanmoins, on ne doit pas s’imaginer qu’un scélérat impénitent soit reçu dans les tabernacles éternels pour avoir assisté les saints avec des richesses d’iniquité, c’est-à-dire avec des biens mal acquis, ou tout au moins avec de fausses richesses, mais que l’iniquité croit vraies, parce qu’elle ne connaît pas les vraies richesses qui rendent opulents ceux lui reçoivent les autres dans les tabernacles éternels. Il y a donc un certain genre de vie qui n’est pas tellement criminel que les aumônes y soient inutiles pour gagner le ciel, ni tellement bon qu’il suffise pour atteindre un si grand bonheur, à moins d’obtenir miséricorde par les mérites de ceux dont on s’est fait des amis par les aumônes. A ce propos, je m’étonne toujours qu’on trouve, même dans Virgile, cette parole du Seigneur: « Faites-vous des amis avec les richesses d’iniquité, afin qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels24 », ou bien en d’autres termes : « Celui qui reçoit un prophète, en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète, et celui qui reçoit un juste, en qualité de juste, recevra la récompense du juste25 ». En effet, dans le passage où Virgile décrit les Champs-Elysées, que les païens croient être le séjour des bienheureux, non-seulement il y place ceux qui y sont arrivés par leurs propres mérites, mais encore :
« Ceux qui ont gravé leur nom dans la mémoire des autres par des services rendus26 ».
N’est-ce pas là ce mot que les chrétiens ont si souvent à la bouche, quand par humilité ils se recommandent à un juste : Sou venez-vous de moi, lui disent-ils, et ils cherchent par de bons offices à graver leur nom dans son souvenir? Maintenant si nous revenons à la question de savoir quel est ce genre de vie et quels sont ces crimes qui ferment l’entrée du royaume de Dieu, et dont néanmoins on obtient le pardon, il est très-difficile de s’en assurer et très-dangereux de vouloir le déterminer. Pour moi, quelque soin que j’y ai mis jusqu’à présent, je ne l’ai pu découvrir. Peut-être cela est-il caché, de peur que nous n’en devenions moins courageux à éviter les péchés qu’on peut commettre sans péril de damnation. En effet, si nous les connaissions, il se pourrait que nous ne nous fissions pas scrupule de les commettre, sous prétexte que les aumônes suffisent pour nous en obtenir le. pardon; au lieu que, ne les connaissant pas, nous sommes plus obligés de nous tenir sur nos gardes, et de faire effort pour avancer dans la vertu, sans toutefois négliger de nous faire des amis parmi les saints au moyen des aumônes.
Mais cette délivrance qu’on obtient ou par ses prières, ou par l’intercession des saints, ne sert qu’à empêcher d’être envoyé au feu éternel ; elle ne servira pas à en faire sortir, quand on y sera déjà. Ceux mêmes qui pensent que ce qui est dit dans l’Evangile de ces bonnes terres qui rapportent des fruits en abondance, l’une trente, l’autre soixante, et l’autre cent pour un, doit s’entendre des saints, qui, selon la diversité de leurs mérites, délivreront les uns trente hommes, les autres soixante, les autres cent27, ceux-là même croient qu’il en sera ainsi au jour du jugement, mais nullement après. On rapporte à ce sujet le mot d’une personne d’esprit qui, voyant les hommes se flatter d’une fausse impunité et croire que par l’intercession des saints tous les pécheurs peuvent être sauvés, répondit fort à propos qu’il était plus sûr de tâcher, par une bonne vie, d’être du nombre des intercesseurs, de peur que ce nombre soit si restreint qu’après qu’ils auront délivré l’un trente pécheurs, l’autre soixante, l’autre cent, il n’en reste encore un grand nombre pour lesquels ils n’auront plus le droit d’intercéder, et parmi eux celui qui aura mis vainement son espérance dans un autre. Mais j’ai suffisamment répondu à ceux qui, ne méprisant pas l’autorité de nos saintes Ecritures, mais les comprenant mal, y trouvent, non pas le sens qu’elles ont, mais celui qu’ils veulent leur donner. Notre réponse faite, terminons cet avant-dernier livre, comme nous l’avons annoncé.
Jacques, II, 13. ↩
Matt. VI, 12. ↩
Ibid. 14. ↩
Matt. III, 8. ↩
I Cor. XIII, 4. ↩
Matt. XXII, 39. ↩
Eccli. XXX, 24. ↩
Ibid, XIV, 5. ↩
Eccli. XXI, 1. ↩
Matt. XXV, 45. ↩
Jean, III, 5. ↩
Matt. V, 20. ↩
Matt. V, 22. ↩
Ibid. 23, 24. ↩
Matt. VI, 12. ↩
Matt. VI, 14. ↩
Lévit. XVI, 6. ↩
Matt. VI, 15. ↩
Jacques, II, 13. ↩
Matt. XVIII, 23 et seq. ↩
Jacques, II, 13. ↩
Voyez la parabole rapportée par saint Luc, XVI, 9. ↩
I Cor. VII, 25. ↩
Luc, XVI, 9. ↩
Matt. X, 41. ↩
Enéide , livre VI, vers 664. ↩
Matt. XIII, 8. ↩
