CHAPITRE IX.
EN QUOI CONSISTE LE RÈGNE DES SAINTS AVEC JÉSUS-CHRIST, PENDANT MILLE ANS, ET EN QUOI IL DIFFÈRE DU RÈGNE ÉTERNEL.
Pendant les mille ans que le diable est lié, c’est-à-dire pendant tout le temps qui s’écoule depuis le premier avénement du Sauveur jusqu’au second, les saints règnent avec lui. Et, en effet, si, outre le royaume dont il doit dire à la fin des siècles : « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé1 »; ses saints, à qui il dit: « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde2 », n’en avaient, dès maintenant, un autre où ils règnent avec lui, certes l’Eglise ne serait pas appelée son royaume ou le royaume des cieux. Car c’est à cette heure que le docteur de la loi, dont parle l’Evangile, « qui tire de son trésor de nouvelles et de vieilles choses3 » , est instruit dans le royaume de Dieu; et c’est de l’Eglise que les moissonneurs doivent arracher l’ivraie que le père de famille avait laissé croître parmi le bon grain jusqu’à la moisson. Notre-Seigneur explique ainsi cette parabole : « La moisson, c’est la fin du siècle. Comme donc on ramasse l’ivraie et on la jette au feu la même chose arrivera à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils arracheront de son royaume tous les scandales4 ». Sera-ce du royaume où il n’y a pas de scandales?
Non, sans doute. Ce sera donc de celui d’ici-bas, qui est son Eglise. Il dit plus haut:
« Celui qui violera l’un de ces moindres commandements et qui enseignera aux hommes à le suivre sera le dernier dans le royaume des cieux ; mais celui qui l’accomplira et qui l’enseignera sera grand dans les cieux5 ». Il les place tous deux dans le royaume des cieux, tant celui qui ne fait pas ce qu’il enseigne que celui qui le fait ; mais l’un est très-petit et l’autre très-grand. Il ajoute aussitôt : « Car je vous dis que si votre justice n’est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens (c’est-à-dire que la justice de ceux qui ne font pas ce qu’ils enseignent, puisqu’il déclare d’eux dans un autre endroit: Qu’ils disent ce qu’il faut faire et qu’ils ne le font pas6), vous n’entrerez point dans le royaume des cieux7 ». Il faut donc entendre d’une autre manière le royaume des cieux où sont et celui qui ne pratique pas ce qu’il enseigne et celui qui le pratique, et le royaume où n’entre que celui qui pratique ce qu’il enseigne. Ainsi le premier, c’est l’Eglise d’ici-bas, et le second, c’est l’Eglise telle qu’elle sera, quand les méchants n’y seront plus. L’Eglise est donc maintenant le royaume de Jésus-Christ et le royaume des cieux, de sorte que dès à présent les saints de Dieu règnent avec lui, mais autrement qu’ils ne régneront plus tard. Néanmoins l’ivraie ne règne point avec lui, quoiqu’elle croisse dans l’Eglise avec le bon grain. Ceux-là seuls règnent avec lui qui font ce que dit l’Apôtre: « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ , goûtez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu ; cherchez les choses du ciel et non celles de la terre8 ». Il dit d’eux encore que leur conversation est dans le ciel9. Enfin, ceux-là règnent avec lui, qui sont tellement dans son royaume qu’ils sont eux-mêmes son royaume. Or, comment ceux-là sont-ils le royaume de Jésus-Christ, qui, bien qu’ils y soient jusqu’à la fin du monde et des scandales, y cherchent leurs intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ10 ?
Voilà comment l’Apocalypse parle de ce royaume, où l’on a encore des ennemis à combattre ou à retenir dans le devoir, jusqu’à ce qu’on arrive dans le royaume paisible où l’on régnera sans trouble et sans traverses.
Voilà comment elle s’explique sur cette première résurrection qui se fait maintenant. Après avoir dit que le diable demeurera lié pendant mille ans, et qu’ensuite il doit être délié pour un peu de temps, aussitôt reprenant ce que l’Eglise fait pendant ces mille ans ou ce qui se passe dans l’Eglise : « Et je vis, dit-il, des trônes et des hommes assis sur ces trônes; et on leur donna le pouvoir de juger ». Il ne faut pas s’imaginer que ceci soit dit du dernier jugement, mais il s’agit des trônes des chefs et des chefs qui gouvernent maintenant même l’Eglise. Quant au pouvoir de juger qui leur est donné, il semble qu’on ne le puisse mieux entendre que de cette promesse: « Ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel11 ». Ce qui fait dire à l’Apôtre : « Qu’ai-je affaire de juger ceux qui sont hors de l’Eglise? N’êtes-vous pas juges de ceux qui sont dedans12 ? » —« Et les âmes », continue saint Jean, « de ceux qui ont été mis à mort pour avoir rendu témoignage à Jésus ». Il faut sous-entendre ce qu’il dit ensuite : « Ont régné mille ans avec Jésus13 » ; c’est-à-dire : Les âmes des martyrs encore séparées de leur corps. Eu effet, les âmes des justes trépassés ne sont point séparées de l’Eglise , qui maintenant même est le royaume de Jésus-Christ. Autrement on n’en ferait point mémoire à l’autel dans la communion du corps de Jésus-Christ; et il ne servirait de rien dans le danger de recourir à son baptême, pour ne pas sortir du monde sans l’avoir reçu, ou à la réconciliation, lorsqu’on a été séparé de ce même corps par la pénitence ou par la mauvaise vie. Pourquoi ces saintes pratiques, sinon parce que les fidèles, tout morts qu’ils sont, ne laissent pas d’être membres de l’Eglise ? Dès lors leurs âmes, quoique séparées de leurs corps, règnent déjà avec Jésus-Christ pendant ces mille ans; d’où vient qu’on lit dans le même livre de l’Apocalypse: « Bienheureux sont les morts qui meurent dans le Seigneur ! l’Esprit leur dit déjà qu’ils se reposent de leurs travaux, car leurs oeuvres les suivent 14 ». L’Eglise commence donc par régner ici avec Jésus-Christ dans les vivants et dans les morts; car, comme dit l’Apôtre : « Jésus-Christ est mort afin d’avoir empire sur les vivants et sur les morts15 ». Mais saint Jean ne fait mention que des âmes des martyrs, parce que ceux-là règnent principalement avec Jésus-Christ après leur mort, qui ont combattu jusqu’à la mort pour la vérité ; ce qui n’empêche point qu’en prenant la partie pour le tout, nous ne devions entendre que les autres morts appartiennent aussi à l’Eglise, qui est le royaume de Jésus-Christ.
Les paroles qui suivent : « Et tous ceux qui n’ont point adoré la bête ni son image, ni reçu son caractère sur le front ou dans leur main », doivent être entendues des vivants et des morts. Pour cette bête, quoique cela demande un plus long examen, on peut fort bien l’expliquer par la cité impie et par le peuple infidèle, contraires au peuple fidèle et à la Cité de Dieu. J’entends par son image le déguisement de ceux qui, faisant profession de foi, vivent comme des infidèles. ils feignent d’être ce qu’ils ne sont pas, et ne sont chrétiens que de nom. En effet, non-seulement les ennemis déclarés de Jésus-Christ et de sa cité appartiennent à la bête, mais encore l’ivraie qui doit être ôtée à la fin du monde de son royaume, qui est l’Eglise. Et qui sont ceux qui n’adorent ni la bête ni son image, sinon ceux qui font ce que dit l’Apôtre, et qui ne sont point attachés à un même joug avec les infidèles16 ? Ils n’adorent point, c’est-à-dire ils ne consentent point; ils ne se soumettent point et ne reçoivent point le caractère, c’est-à-dire le sceau du crime, ni sur le front par leur profession, ni dans leurs mains par leurs actions. Ceux qui sont exempts de cette profanation, qu’ils vivent encore dans cette chair mortelle ou qu’ils soient morts, règnent dès maintenant avec Jésus-Christ pendant tout le temps désigné par mille ans.
« Les autres», dit saint Jean », n’ont point « vécu; car c’est maintenant le temps que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l’entendront vivront; mais, pour les autres, ils ne vivront point». Et quant à ce qu’il ajoute : « Jusqu’à ce que mille ans soient accomplis », il faut entendre par là qu’ils n’ont point vécu pendant le temps où ils devaient vivre, « en passant de la mort à la vies. Ainsi, quand le temps de la résurrection des corps sera arrivé, ils ne sortiront point de leurs tombeaux pour vivre, mais pour être jugés et condamnés, ce qui constitue la seconde mort. Car, jusqu’à ce que les mille ans soient accomplis, quiconque, pendant tout ce temps où se fait la première résurrection, n’aura point vécu, c’est-à-dire n’aura point entendu la voix du Fils de Dieu, ni passé de la mort à la vie, passera infailliblement à la seconde mort avec son corps dans la seconde résurrection, qui est celle des corps. Saint Jean ajoute : « Voilà la première résurrection. Heureux et saint est celui qui y participe17 ! » Or, celui-là seul y participe qui non-seulement ressuscitera en sortant du péché, mais qui encore persévérera dans cet état de résurrection. « La seconde mort, dit-il, n’a point de pouvoir sur ceux-là » ; mais elle en a sur les autres, dont il a dit auparavant : « Les autres n’ont pas vécu, jusqu’à ce que mille ans soient accomplis ». Encore que dans cet espace qu’il nomme mille ans, ils aient vécu de la vie du corps, ils n’ont pas vécu de celle de l’âme en ressuscitant et en sortant de la mort du péché, afin d’avoir part à la première résurrection et de ne pas tomber sous l’empire de la seconde mort.
