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Quoi donc, dira quelqu’un, tous les habitants des villes sont-ils perdus ou à la veille de faire naufrage? et faut-il que laissant leurs maisons et désertant les villes, ils se rendent au désert et habitent les sommets des montagnes? Est-ce là ce que vous nous ordonnez, ce que vous nous prescrivez? — Loin de là! Je désire même tout le contraire, comme je l’ai déjà dit. Ce que je souhaite par-dessus fout, ce que j’appelle de tous mes voeux, c’est que la vertu puisse établir son règne paisible dans les villes, sur les ruines de la tyrannique domination du mal; qu’il en soit ainsi, et alors non-seulement il ne sera plus nécessaire de quitter les villes pour se retirer dans les montagnes; mais les habitants du désert pourront rentrer dans les cités, comme des exilés longtemps privés du séjour de la patrie. Mais dans l’état où je vois le monde, puis-je y rappeler ceux qui l’ont quitté? Je craindrais trop, en voulant les rendre à leur patrie, de les jeter dans les griffes de ces bêtes infernales, et, en désirant les affranchir de la solitude et de l’exil, de leur faire perdre leur tranquillité en même temps que leur vertu.
Vous allez peut-être m’objecter l’immense multitude qui peuple les villes, et tenter de m’intimider , de m’effrayer par là, dans la pensée que je n’aurai pas le courage de condamner toute la terre. Usez de ce moyen, et à mon tour, armé de la sentence de Jésus-Christ, j’oserai me dresser en face de votre objection. Car vous ne ferez pas une action si téméraire que de résister en face à celui qui doit un jour nous juger. Que dit Notre-Seigneur? Ecoutez : Elle est étroite la porte, elle est resserrée la voie qui conduit à la vie, et peu la trouvent. (Matth. VII, 14.) S’il y en a peu qui la trouvent, il y en a encore moins qui y marchent jusqu’à la fin du voyage; tous ceux qui l’ont prise dans le principe n’ont pas la force d’en atteindre le terme; les uns échouent dès les commencements, d’autres au milieu, un grand nombre à l’entrée même du port. Le divin Sauveur dit encore qu’il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. (Matth. XX, 16.) Puis donc que Jésus-Christ nous enseigne que le grand nombre se perd et que le salut est le lot du petit nombre, pourquoi me contredisez-vous? Vous faites absolument comme si, rappelant la catastrophe dont Noé fut témoin, vous vous étonniez que tout le genre humain y ait péri à l’exception de deux ou trois hommes qui échappèrent au châtiment, et que vous eussiez la prétention de nie fermer ainsi la bouche, dans la crainte où je serais de condamner tous les hommes. Je n’en suis pas là, je tiendrai toujours pour la vérité même contre le grand nombre. Ce qui se commet maintenant de crimes ne le cède pas en gravité à ce qui se faisait alors; j’oserai même dire que la malice de notre siècle est pire que celle des contemporains de Noé; ceux-ci ne bravaient que le déluge; nous c’est l’enfer qui nous attend, et cette menace n’arrête nullement parmi nous les progrès du mal.
Dites-moi, qui est-ce qui ne traite pas son frère de fou? Or, cela rend passible du feu de l’enfer. Qui est-ce qui n’a pas jeté sur une femme des regards impudiques? Or, c’est là un adultère consommé; et le feu éternel est le lot inévitable de l’adultère. Qui est-ce qui n’a pas juré?Or, jurer vient du mauvais, et ce qui vient du mauvais s’en va droit au châtiment. Qui est-ce qui n’a pas porté envie à son ami? Or, cela rend un homme pire que les païens et les publicains; et ceux qui en sont là, il est de toute évidence qu’ils ne peuvent échapper au supplice. Qui est-ce qui a banni de son coeur tout ressentiment, et a pardonné les torts de tous ceux qui l’avaient offensé? Or, celui qui ne pardonne pas, il faut qu’il soit livré aux bourreaux: nul de ceux qui ont ouï la parole de Jésus-Christ ne niera cela. Qui est-ce qui n’a pas servi Mammon? Or, celui qui sert Mammon, a nécessairement renié le service du Christ, et en le reniant, renoncé à son propre salut. Qui est-ce qui n’a pas secrètement calomnié? Or, l’ancienne loi ordonne de tuer et d’étrangler ces coupables.
Comment tous ces pécheurs se consolent-ils chacun de leurs maux personnels? C’est en voyant tous les hommes tomber, par une espèce de convention, dans le gouffre du mal : marque certaine de la grandeur du mal qui règne aujourd’hui, lorsque ce qui devrait le plus- nous affliger est au contraire ce qui nous console! Nos complices, quel que soit leur nombre, ne diminuent pas nos fautes, non plus que nos châtiments, en les partageant avec nous. Si mes paroles vous impressionnent déjà, attendez un moment, elles vous ébranleront bien mieux quand j’aurai nommé des péchés plus graves, les parjures, par exemple. Si le serment, en effet, est chose diabolique, quels châtiments ne nous attirera pas le parjure? Si la qualification de fou mérite le feu éternel, que ne mériterons-nous pas en chargeant de mille outrages un frère qui ne nous a jamais fait de mal? Si le ressentiment est digne de punition, quelles tortures ne sont pas réservées à la vengeance?
Mais ne parlons pas de cela maintenant, réservons-le pour sa place naturelle; car, pour ne rien dire autre chose, ce qui nous a forcé à descendre à ces détails, n’est-il pas suffisant, lui seul, pour vous montrer le danger de la maladie qui nous possède? En effet, si c’est pousser la malice jusqu’à la dernière extrémité que d’être insensible à ses fautes, et de pécher toujours sans remords, à quel degré en sont donc venus tous ces nouveaux auteurs d’une législation étrange, qui persécutent les maîtres de la vertu avec plus de violence que les autres ne poursuivent les maîtres du vice, et qui font une guerre plus acharnée à ceux qui veulent se corriger qu’à ceux qui ont péché : bien mieux, ils se plaisent avec ceux-ci, ne les accusent jamais, tandis qu’ils dévoreraient bien les premiers, criant presque et par leurs paroles, et par leurs actes, qu’il faut s’attacher fermement au vice, ne jamais retourner à la vertu, et se garder, non-seulement de ceux qui la pratiquent, mais même de ceux qui osent élever la voix en sa faveur.
