5.
« Voilà ce qui se passait dans le temple; mais, le nombre de ceux qui succombaient dans la ville consumés par la faim, était incalculable, et il arrivait des malheurs qui ne se peuvent raconter. En chaque maison, si l’on apercevait quelque ombre de nourriture, c’était la guerre, et les plus chers amis en venaient aux mains ensemble pour s’arracher les misérables soutiens de leur existence. On ne croyait pas même au dénuement des morts, et les brigands fouillaient ceux qui expiraient, de peur que quelqu’un ne feignît d’être mort pour cacher dans son sein quelques vivres. Les voleurs affamés couraient comme des chiens enragés, là gueule béante, heurtaient aux portes comme des gens ivres, et, sans savoir ce qu’ils faisaient, rentraient aux mêmes maisons deux ou trois fois dans une heure. La nécessité leur mettait tout sous la dent, et ramassant ce qu’eussent dédaigné les plus immondes animaux, ils n’hésitaient pas à le manger. Ils n’épargnèrent ni leurs ceintures, ni les courroies de leurs sandales; ils arrachaient aussi le cuir de leurs boucliers, et ils le dévoraient. On mangeait des restes de vieux foin, on en ramassait, aux portes des maisons, les moindres brins dont une petite quantité se vendait quatre drachmes attiques1. Mais qu’est-il besoin de décrire la faim aux prises avec les êtres inanimés? Je vais raconter un fait qui n’a pas son pareil ni chez les Grecs ni chez les Barbares, fait horrible à dire, incroyable à entendre. La crainte de passer pour un imposteur, aux yeux de la postérité, m’aurait porté à omettre une telle monstruosité, si je n’en avais de nombreux témoins, et si, dans les maux de ma patrie, ce n’était pour elle une faible consolation d’en supprimer la mémoire.
Une femme des bords du Jourdain, nommée Marie, fille d’Eléazar, du bourg de Béthézob, c’est-à-dire Maison d’hysope, distinguée par son bien et par sa naissance, s’était réfugiée avec les autres dans Jérusalem, et y subissait les rigueurs du siége. Les brigands lui prirent tout ce qu’elle avait apporté de la Pérée, et enfin le reste de ses joyaux, et jusqu’à la nourriture qu’elle pouvait trouver de jour en jour. Une violente indignation s’empara de cette faible femme; elle se mit à injurier les voleurs, à les charger d’imprécations, espérant qu’ils lui feraient la grâce de la tuer. Mais voyant qu’elle n’excitait pas plus leur colère que leur pitié, et qu’elle ne pouvait plus trouver de vivres nulle part, pressée par la faim dont les tortures déchiraient ses entrailles et pénétraient jusqu’à la moelle de ses os, et surtout conseillée par sa fureur et son désespoir, elle prend une résolution qui fait horreur à la nature. Elle saisit son enfant qu’elle nourrissait de son lait : Pauvre petit, dit-elle, au milieu de la guerre, de la famine et de la sédition, pour qui te conserverai-je? Chez les Romains nous attend la servitude, si toutefois ils nous laissent la vie; après la famine, l’esclavage nous attend, et pires que ces deux maux, les séditieux nous menacent. Allons, sois pour ta mère un aliment, pour les factieux un rumords vengeur, pour le monde une fable : il ne manquait plus que cela aux malheurs des Juifs I Et disant ces mots, elle tue son enfant, le fait rôtir et en mange la moitié; puis elle cache le reste pour le conserver. Attirés par l’odeur de cette viande, les soldats arrivent aussitôt; ils menacent cette femme de l’égorger, si elle ne leur montre le mets qu’elle vient d’apprêter. — Je vous ai gardé votre part, leur répond-elle, et elle leur montre ce qui reste de son enfant. Ils furent saisis d’horreur, et, regardant fixement, ils demeuraient immobiles et hors d’eux-mêmes. Vous voyez là, reprend la mère, vous voyez mon propre fils, je l’ai tué; mangez, j’en ai bien mangé, moi. Ne soyez pas plus délicats qu’une femme, ni plus compatissants qu’une mère. Si la religion vous arrête, si vous abhorrez mon sacrifice, j’en ai mangé la moitié; je mangerai encore le reste. Ces hommes s’en allèrent tout tremblants, ébranlés enfin par une telle atrocité, et laissant à la mère ce seul aliment. La ville aussitôt retentit de cet horrible événement, et chacun, en songeant à cette action horrible, frissonnait comme s’il en eût été coupable. Les plus affamés couraient à la mort; on vantait le bonheur de ceux qui avaient succombé, avant de voir et d’entendre de tels malheurs. Les Romains apprirent bientôt cette affreuse nouvelle; quelques-uns n’y pouvaient croire; d’autres étaient touchés de compassion; la plupart en éprouvaient une haine plus grande contre les Juifs. »
La drachme valait environ O fr. 93 c. de notre monnaie. ↩
