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Saint Cyprien a écrit sur la mortalité un livre entouré de l'admiration de presque tous ceux qui aiment les lettres ecclésiastiques. Nous y lisons entre autres choses que, loin d'être inutile aux fidèles, la mort leur procure le précieux avantage de les soustraire au danger de pécher, et de les placer dans l'impossibilité de pécher. Mais qu'importe cette impossibilité, si l'on peut être puni pour des péchés futurs qui n'ont pas été commis? Pourtant le glorieux martyr montre de la manière la plus éloquente que le danger nous poursuit sans cesse en cette vie et disparaît entièrement à la mort. Il cite à l'appui ce passage du livre de la Sagesse : « Il a été enlevé de crainte que la méchanceté ne changeât son intelligence ». J'avais invoqué moi-même ce témoignage, mais vous n'apprenez que ces frères le repoussent en disant qu'il n'est point tiré d'un livre canonique. Est-ce qu'indépendamment de ce témoignage la vérité que nous avons voulu établir rie s'impose pas dans toute son évidence? Un chrétien nierait-il que le juste entrera dans un lieu de rafraîchissement et de paix, si la mort est venue le saisir avant le péché1 ? Quel que soit l'auteur de cette proposition, peut-on de bonne foi la révoquer en doute? De même on nous dit que si le juste s'éloigne de la justice dans laquelle il a longtemps vécu, et qu'il meure dans l'impiété après lui avoir appartenu, je ne dis pas pendant un an, mais seulement pendant un jour, il subira le châtiment dû à cette impiété, sans que Dieu lui tienne compte de sa justice antérieure2; est-il un seul fidèle qui puisse se refuser à l'évidence de cette doctrine? Qu'on vienne ensuite nous demander si c'est le bonheur des élus ou le malheur des réprouvés qu'eût obtenu ce juste, s'il fût mort pendant qu'il était dans la justice; hésiterons-nous à dire qu'il eût goûté le repos éternel?
Voilà ce qui justifie cette parole, quel que soit d'ailleurs celui qui l'a prononcée : « Il a été enlevé dans la crainte que la méchanceté ne changeât son intelligence ». Il est fait ici allusion aux dangers de cette vie, et non point à la prescience de Dieu, qui a prévu ce qui devait arriver, et non point ce qui ne devait pas être. En d'autres termes, Dieu devait lui accorder une mort prématurée, afin de le soustraire à l'incertitude des tentations ; ce qui pourtant ne prouve pas qu'il ait péché ou qu'il dût pécher, puisqu'il ne devait pas demeurer dans la tentation. Job disait de cette vie : « Est-ce que la tentation n'est pas la vie de l'homme sur la terre3? » Mais pourquoi tels justes ont-ils le privilège d'être arrachés aux périls de cette vie, tandis que d'autres y restent exposés pendant une longue existence, jusqu'à ce qu'enfin ils s'éloignent de la justice? Et qui donc a connu les décrets de Dieu4 ? En faisant cette réponse, l'Apôtre rappelait à ces justes qui persévèrent dans la piété et la vertu jusqu'à la maturité de la vieillesse et jusqu'au dernier jour, qu'ils doivent se glorifier dans le Seigneur, et non point dans leurs propres mérites. En effet, Celui qui, par la brièveté de la vie, a ravi le juste, dans la crainte que la méchanceté ne changeât son intelligence, c'est lui aussi qui veille sur le juste dans toute la longueur de cette vie, dans la crainte que la méchanceté ne vienne à changer son intelligence. Mais enfin, pourquoi donc a-t-il conservé sur la terre tel juste dont il prévoyait la chute, et qu'il pouvait enlever avant qu'il ne tombât? Les jugements de Dieu sont très-justes, mais ils sont également impénétrables.
