AU PRÊTRE MARC. JÉRÔME PERSÉCUTÉ DANS SA SOLITUDE PAR LES MOINES D'ORIENT.
Lettre écrite du désert, en 379.
J'avais résolu de me servir ici de ces paroles du prophète-roi : « Dans le temps que le pécheur s'élevait contre moi, je me suis tu, et me suis humilié, et j'ai gardé le silence pour ne pas dire même de bonnes choses; » et ailleurs : « Pour moi, je ne les écoutais pas plus que si j'eusse été sourd, et je n'ouvrais pas plus la bouche que si j'eusse été muet. Je suis devenu semblable à un homme qui n'entend point. » Mais parce que la charité s'élève au-dessus de tout et étouffe les ressentiments de la nature, je vous écris, moins pour me venger de ceux qui m'outragent, mais pour répondre à votre demande. Comme dit un certain auteur: « Chez les chrétiens, ce n'est pas celui qui souffre une injure qui est malheureux, mais celui qui la fait. »
Avant de vous parler de ma foi, que vous savez être pure et très catholique, je ne puis m'empêcher de rapporter ici ces vers de Virgile qui sont dans la bouche de tout le monde, et que je trouve très propres pour vous donner une juste idée de la cruauté et de la barbarie que l'un exerce ici contre moi.
« Quelle est cette race d'hommes? Quel est ce pays barbare qui autorise la coutume de refuser l'hospitalité aux étrangers? On nous déclare la guerre, et on nous défend môme de prendre terre. »
J'ai emprunté ces vers d'un poète profane, afin que ceux qui troublent le repos des serviteurs de Jésus-Christ apprennent du moins d'un païen à vivre en paix.
Lorsque je dis qu'il n'y a dans la Trinité qu'une seule substance, l'on me l'ait passer pour hérétique ; et quand je dis qu'il y a trois substances véritables , entières et parfaites, et due je le répète sans cesse, l'on m'accuse d'être de l'opinion impie de Sabellius. Il est de l'intérêt des Ariens d'en juger de la sorte; mais les orthodoxes ne sauraient condamner ma croyance sans cesser d'être tels; ou, s'ils me condamnent, il faut qu'ils condamnent. aussi tout l'Occident et toute l'Egypte, c'est-à-dire Damase de Rome et Pierre d'Alexandrie. Pourquoi n'enveloppent-ils pas dans ma condamnation ceux qui sont de mon parti? Si les eaux d'un ruisseau sont trop basses, ce n'est pas au ruisseau, mais à la source qu'on doit s'en prendre. Je ne puis le dire sans rougir : du fond de nos cellules, nous condamnons tout le genre humain ; de dessous le sac et la cendre, nous faisons le procès aux évêques. Pourquoi cet orgueil royal sous un habit de pénitent? Nos chaînes, notre crasse, nos cheveux en désordre, sont les marques de la pénitence, et non pas les insignes de la royauté.
Qu'on me permette donc de rester dans le silence. Pourquoi attaquer un homme qui ne fait de peine à personne? Si je suis hérétique, que vous importe? Demeurez en repos et n'en parlons pas davantage. Craignez-vous, habile comme je le suis dans les langues grecque et syriaque, que j'aille d'Eglise en Eglise séduire les peuples et les engager dans le schisme? Je n'ai rien pris à personne et je ne reçois rien gratuitement de qui que ce soit. Je travaille tous les jours et gagne mon pain à la sueur de mon front; car je sais que l'Apôtre a dit, que « celui qui ne travaille point ne doit point manger. » Saint et vénérable père, Jésus-Christ sait avec quelle douleur je vous écris ceci. « Je me suis tu, » dit le Seigneur dans Isaïe, « mais me tairai-je toujours? , On ne me permet pas de vivre en repos dans un coin de mon désert. On me demande tous les jours ma profession de foi, comme si je ne l'avais pas faite en recevant le baptême. Je la leur donne telle qu'ils la souhaitent, ils n'en sont pas contents; je la signe, ils ne me croient pas ; me chasser d'ici, c'est tout ce qu'ils veulent. Je leur cède donc la place ; aussi bien m'ont-ils déjà enlevé une partie de moi-même en me séparant de mes très chers frères, qui veulent se retirer d'ici, et qui même se retirent déjà, aimant mieux vivre avec des botes farouches qu'avec des chrétiens de ce caractère. Je m'enfuirais aussi avec eux si mes infirmités et la rigueur de l'hiverne me retenaient malgré moi. Je demande néanmoins qu'on me permette de demeurer encore quelques mois dans le désert, c'est-à-dire jusqu'au printemps. Si ce délai parait trop long, je pars aussitôt ; la terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. Que le ciel ne soit ouvert que pour eux seuls, que Jésus-Christ ne soit mort que pour eux, que rien ne leur manque, qu'ils soient maîtres de tout, qu'ils s'applaudissent tant qu'il leur plaira; pour moi, comme dit saint Paul, « à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je suis mort et crucifié pour le monde ! »
Quant aux dogmes sur lesquels vous m'interrogez, je vous dirai que j'ai envoyé sur cela à saint Cyrille ma profession de foi par écrit. Celui qui n'a pas la même croyance n'appartient pas à Jésus-Christ. Au reste, je vous ai fait connaître quelle était ma foi dans une conversation que ,j'ai eue avec vous et notre bien heureux frère Zenobius, que nous saluons tous ainsi que vous.
