A DIDIER, SUR LA TRADUCTION DU PENTATEUQUE.
En 380.
J'ai enfin reçu avec bien du plaisir la lettre que vous m'avez écrite, mon cher Didier, vous qui, par un heureux présage, avez reçu comme Daniel1 un nom qui marque ce que vous deviez être un jour. Vous me priez par cette lettre de traduire pour nos églises le Pentateuque2 d'hébreu en latin. C'est vouloir m’engager dans une entreprise difficile et qui ne peut manquer de m'exposer à tous les traits de la médisance. Car mes ennemis s'imaginant que pour les travaux intellectuels on doit préférer les anciens aux modernes, de même qu'on préfère le vin vieux au nouveau, m'accusent de n'avoir en vue dans mes traductions que de décrier la version des Septante. Cependant je leur ai déjà dit cent fois que je ne pensais qu'à contribuer selon mon pouvoir à la décoration du tabernacle de Dieu, et que la pauvreté des uns ne diminuait en rien le prix des riches présents que faisaient les autres.
Je me suis engagé dans une entreprise si difficile, d'après l'exemple d'Origène. Il a fait un mélange de la version de Théodotien et de l'ancienne édition, distinguant tout son ouvrage avec des astérisques et des obèles, afin de faire connaître par ceux-là ce qui manquait à l'ancienne édition, et par ceux-ci ce qu'il en fallait retrancher comme superflu, surtout dans les endroits que les évangélistes et les apôtres semblent autoriser; car ils citent plusieurs passages de l'Ancien-Testament qui ne se trouvent point dans nos exemplaires; exemple: « J'ai rappelé mon fils de l'Egypte. Il sera appelé Nazaréen. Ils verront celui qu'ils ont percé. Il sortira des fleuves d'eau vive de son coeur. L'mil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, et le cœur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment;» et plusieurs passages qui méritent une explication particulière. Que ces messieurs donc qui se déchaînent si fort contre moi, nous disent d'où ces passages sont tirés; et s'ils restent courts, faisons-leur voir qu'ils se trouvent dans les livres hébreux. Le premier est dans le prophète Osée3; le second dans Isaïe4; le troisième dans Zacharie5; le quatrième dans les Proverbes6; et le cinquième est encore tiré du prophète Isaïe7. II y a plusieurs personnes qui, faute de savoir d'où les apôtres ont tiré ces passages, donnent aveuglément dans les visions des livres apocryphes, et préfèrent à l'autorité des originaux les rêveries et les extravagances qu'on a répandues en Espagne. Il ne m'appartient pas de démontrer ici pourquoi ces passages ne se trouvent point dans l'ancienne édition. Les Juifs prétendent que les Septante les ont omis à dessein, et par une sage précaution; de peur que Ptolémée qui adorait un seul Dieu, et qui paraissait avoir beaucoup de penchant pour la doctrine de Platon, ne s'imaginât que les Hébreux même reconnaissaient deux divinités. En effet, soit par complaisance pour ce prince, soit par l'appréhension de découvrir les mystères de notre foi, il est certain qu'ils ont ou traduit autrement, ou passé tout-à-fait les endroits de l'Écriture où il est parlé du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Au reste, je ne sais qui a inventé le premier une certaine fable que quelques-uns racontent, savoir: qu'on fit bâtir à Alexandrie soixante-dix cellules où l'on mit les septante interprètes chacun en particulier, et que, quoiqu'ils fussent ainsi séparés les uns des autres, néanmoins on ne trouva aucune différence entre leurs traductions. Car nous ne voyons rien ni dans Aristée qui était capitaine des gardes de Ptolémée, ni dans Joseph qui a écrit longtemps après lui; au contraire, ces deux écrivains nous apprennent que les Septante, réunis dans un temple, y firent leur traduction de concert, et non point par inspiration. Car il,'y a une grande différence entre un prophète et un interprète: celui-là, inspiré d'en haut, prédit les choses futures; celui-ci joignant l'érudition à une grande facilité de parler, exprime en sa langue les pensées d'un autre, de la manière qu'il les conçoit. A moins qu'on ne veuille dire que Cicéron a traduit par une inspiration divine le livre que Xénophon a fait sur l'Economie, celui de Platon intitulé Protagoras, et le discours de Démosthène pour Ctésiphon; ou que le saint Esprit a inspiré aux septante interprètes et aux Apôtres des passages différents quoique tirés d'un même endroit; en sorte que ceux-ci aient cité faussement, comme étant de l'Écriture sainte, ce que ceux-là ont passé sous silence.
Quoi donc? est-ce que je condamne les anciens? Non, je m'occupe après eux dans la maison du Seigneur. Les Septante ont fait leur version avant la naissance de Jésus-Christ, et ont exprimé d'une manière obscure et embarrassée des mystères dont ils n'avaient aucune connaissance. Niais moi qui écris après la Passion et la Résurrection du Sauveur, c'est plutôt une histoire que je fais que des prophéties que je traduis; car on raconte tout autrement ce qu'on a vu que ce qu'on ne sait que par ouï-dire, et fon parle des choses avec d'autant plus de facilité et de certitude qu'on en est mieux instruit.
Écoutez donc, esprits jaloux, vous qu'une maligne passion déchaîne contre moi ; écoutez Je ne condamne point les Septante, et je ne prétends point m'ériger en censeur de leur traduction; mais sachez que je ne crains point de leur préférer les Apôtres, car c'est par leur bouche que Jésus-Christ m'instruit; et lorsque l'Écriture parle de ceux à qui Dieu a communiqué des dons spirituels pour l'édification de son Eglise, je remarque qu'elle met les Apôtres au-dessus des prophètes, tandis qu'elle donne à peine le dernier rang aux interprètes. Pourquoi. vous livrer vous-mêmes aux fureurs de l'envie? Pourquoi soulever contre moi une foule d'ignorants? Si vous trouvez à redire à ma traduction, interrogez les Hébreux, consultez leurs docteurs qui enseignent l'Écriture dans plusieurs de leurs villes. Les passages où il est parlé de Jésus-Christ, et qu'on lit dans leurs livres ne se trouvent point dans les vôtres; ou bien il faut dire que les Juifs ont reçu comme authentiques les passages dont les Apôtres se sont depuis servis contre eux, et que les exemplaires latins sont plus corrects que les grecs, et les grecs que les hébreux.
Voilà ce que j'avais à dire à mes envieux. Pour vous, mon cher Didier, qui m'avez engagé à entreprendre un si grand ouvrage et à commencer par la Genèse, je vous conjure de me soutenir dans mon travail par vos prières, afin que le même Esprit qui a dicté ces livres saints, préside aussi à la traduction latine que j'en vais faire.
Saint Jérôme fait allusion au nom Desiderius, et à ce que nous lisons au drap. R de Daniel, où ce prophète est appelé Vir desideriorum. ↩
C'est-à-dire les cinq Livres de Moïse, savoir: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. ↩
Osée, XI, 1. ↩
Isaï, XI, 1. ↩
Zach. XII, 10. ↩
Prov. XVIII, 4. ↩
Isaï, LXIV, 4. ↩
