A MARCELLA, SATIRE PIQUANTE CONTRE, UN CERTAIN ONOSIUS DE SÉGESTE.
Lettre écrite de Rome, en 584.
Les médecins, appelés chirurgiens, passent pour des gens cruels, tandis qu'ils sont fort à plaindre. N'est-il pas triste, en effet, de ne pouvoir compatir aux souffrances d'un pauvre malade? de porter impitoyablement le fer dans ses plaies pour couper les chairs mortes? de panser de sang-froid un mal que le malade même ne peut regarder sans horreur, et de passer pour l'ennemi de celui qu'on veut guérir? Tel est le caractère de l'homme; la vérité lui parait amère et le vice seul a des attraits pour lui. Isaïe n'a point honte de marcher tout nu pour indiquer les malheurs de la prochaine captivité. Dieu ordonne à Jérémie de sortir de Jérusalem, d'aller vers l'Euphrate, fleuve de la Mésopotamie, d'y cacher sa ceinture au milieu des nations ennemies, dans le camp des Assyriens et des Chaldéens, et de l'y laisser jusqu'à ce qu'elle soit entièrement pourrie. Ezéchiel reçoit ordre de manger un pain fait avec plusieurs espèces de grains et cuit premièrement sous des excréments de l'homme, et ensuite sous de la bouse de vache. Ce prophète voit d'un oeil sec mourir sa femme; Amos est chassé de Samarie. Pourquoi ces figures? C'est que ces médecins spirituels exhortaient le peuple à la pénitence et employaient le fer pour guérir les plaies que le péché avait faites à Israël. Aussi, l'apôtre saint Paul dit-il : « Je suis devenu votre ennemi parce que je vous ai dit la vérité. » C'est encore pour cela que plusieurs disciples abandonnèrent Jésus-Christ, parce que ses paroles leur paraissaient trop dures.
Faut-il donc s'étonner que le zèle avec lequel je me suis déclaré contre le vice, m'ait mal mis avec plusieurs personnes? J'ai entrepris de couper un nez qui sent mauvais; que ceux qui ont les écrouelles craignent pour eux. Je veux rabaisser le caquet de la corneille; qu'elle comprenne qu'elle n'est qu'une babillarde. Mais n'y a-t-il dans Rome qu'une seule personne à qui on ait coupé le nez et défiguré le visage? Onosius de Ségeste, d'une voix emphatique, pèse gravement comme dans une balance des mots sonores.
Je dis que certaines gens ont eu recours au mensonge, au parjure, au crime, pour s'élever à je ne sais quelles dignités. Que vous importe? Je me ris d'un avocat qui manque de causes, je me moque de sa ridicule éloquence. Pourquoi le trouvez-vous mauvais, vous qui vous distinguez par la vôtre? Je veux m'élever contre la cupidité de quelques prêtres qui n'ont, souci que de l'argent. Pourquoi vous en fâcher, vous qui n'êtes pas riche? Je veux renfermer Vulcain et le brûler à son propre feu ; êtes-vous son hôte ou son voisin pour vous opposer à mon dessein, et pour empêcher qu'on ne mette le feu au temple de cette idole? Je prends plaisir à me moquer des larves, du chat-huant, du hibou et. des monstres du Nil, et vous vous appliquez tout ce que je dis. Dès que j'attaque quelque vice, vous prétendez que c'est vous que j'attaque; vous voulez m'intenter un procès à cette occasion et vous m'accusez d'écrire des satires en prose. Vous croyez-vous joli garçon parce que vous portez un nom qui indique quelque chose d'heureux? N'appelle-t-on pas sacré un bois qui est très sombre? Ne donne-t-on pas aux déesses qui président à la vie le nom de Parques, parce qu'elles n'épargnent personne? aux Furies, celui d'Euménides, parce qu'elles sont impitoyables? aux Ethiopiens, celui d'hommes argentés? Mais puisqu'on ne peut parler contre le vice sans vous mettre de mauvaise humeur, je vous dirai avec Perse : « que le roi et la reine vous désirent pour gendre; que les jeunes filles se disputent votre main, et que les roses naissent en foule sous vos pas! » Cependant, si vous voulez paraître plus beau, j'ai un avis à vous donner; c'est de cacher votre nez et de garder le silence; par ce moyen vous paraîtrez éloquent et joli garçon.
