A CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSÈBE. IL RECOMMANDE SA SOEUR ET LUI A LEURS PRIÈRES.
Lettre écrite du désert, en 370.
Je n'ai pas cru devoir vous faire mes compliments à part, ni séparer dans ma lettre des amis qui s'aiment avec tant de tendresse; car l'union que la nature a formée entre les deux frères1 n'est ni plus forte ni plus étroite que celle que l'amitié a fait naître entre les trois amis. J'aurais même souhaité pouvoir renfermer vos trois noms en un seul, comme votre lettre semblait m'y engager, afin de faire voir trois personnes dans un seul ami, et trois amis dans une seule personne.
Evagre2 m'a envoyé votre lettre dans ce vaste désert qui s'étend entre la Syrie et le pays des Sarrazins. La joie qu'elle m'a causée surpasse celle qu'eurent autrefois les Romains, lorsqu'après la bataille de Cannes ils virent renaître la gloire de leur empire par la défaite de l'armée d'Annibal que Marcellus tailla en pièces près de Nole. Quoique notre cher Evagre, qui m'aime comme lui-même , vienne me voir très souvent , cependant comme nous sommes fort éloignés l'un de l'autre, j'éprouve autant de chagrin de son absence que j'avais eu de consolation en vivant avec lui dans le désert.
Je ne suis occupé maintenant que de votre lettre ; tout mon plaisir est de la tenir et de la lire sans cesse. Seule elle parle latin dans un pays où l'on doit se taire, si l'on ne veut apprendre un langage à demi barbare. Toutes les fois que je regarde les caractères qu'une main qui m'est si connue y a tracés, et dans lesquels il me semble voir des personnes qui me sont si chères, je m'imagine ne plus être ici ou y être avec vous. Croyez l'amitié qui me fait parler et qui ne sait dissimuler ses sentiments: lorsque je vous écris, il me semble vous voir.
Au reste je suis fort surpris, et je ne puis m'empêcher de m'en plaindre d'abord, de ce qu'étant séparés par tant de terres et de mers, vous m'ayez écrit une lettre si courte. Peut-être avez-vous cru devoir agir de la sorte avec; moi, pour me punir de ce que j'ai négligé, comme vous me le marquez dans votre lettre, de vous donner de mes nouvelles. Je ne crois pas que le papier vous ait manqué, l'Egypte en fournit assez3 ; et quand bien même Ptolémée en aurait défendu le commerce4, le roi Attalus y aurait suppléé par les parchemins qu'il a envoyés de Pergame, et qu'on appelle encore aujourd'hui Pergamenaie du nom de cette ville. Est-ce que le messager était pressé de partir? Il n'y a point de lettre si longue qu'on ne puisse écrire dans une nuit. Aviez-vous quelque affaire pressante? Il n'en est point, si importante qu'elle puisse être, qui ne doive céder aux devoirs de la charité. Il faut donc ou que vous n'ayez pas voulu vous donner la peine de m'écrire plus au long, ou que vous ne m'en ayez pas jugé digne.
J'aime mieux vous accuser de négligence, que de me condamner moi-même sans raison, parce qu'il vous sera plus aisé de vous corriger de votre paresse, qu'à moi de m'attirer votre amitié et votre estime, si je ne l'ai pas encore.
Vous me mandez que Bonosus5, semblable à un poisson, s'est retiré au milieu des eaux. Pour moi, tout souillé encore de mes anciennes iniquités, je cherche comme le scorpion et le basilic des lieux secs et arides. Bonosus écrase déjà la tête de la couleuvre, et moi je suis encore la pâture de ce serpent que Dieu condamna à manger la terre. Il touche déjà au dernier de ces degrés mystérieux dont parle le prophète-roi , tandis qu'occupé à pleurer mes péchés, je n'ai pas encore monté le premier. Je ne sais même si je pourrai jamais dire : « J'ai levé mes veux vers les montagnes, d'où me viendra du secours. » Parmi les orages et les agitations du siècle, il trouve dans son île, c'est-à-dire dans le sein de l'Eglise, un asile où il est à l'abri des tempêtes; et peut-être même qu'à l'exemple de saint Jean, il mange déjà ce livre mystérieux dont cet apôtre parle dans son Apocalypse; et moi enseveli encore dans le tombeau de nies crimes, et chargé des liens du péché, j'attends que le Seigneur me dise comme à Lazare : « Jérôme, venez dehors. » Enfin Bonosus « a porté sa ceinture au-delà de l'Euphrate; » (car, comme dit Job, « toute la force du démon consiste dans ses reins») il l'a « cachée dans le trou d'une pierre, » et l'ayant ensuite trouvée « toute pourrie; » il a chanté avec le prophète-roi: « Seigneur, vous êtes le maître de mes reins et de mon coeur; vous avez rompu mes liens; je vous offrirai un sacrifice de louanges. » Je me trouve dans une situation bien différente; car Nabuchodonosor m'a conduit à Babylone chargé de channes, je veux dire qu'il a jeté le trouble et la confusion dans mon coeur, et que m'assujettissant à son joug et me mettant un « cercle de fer au nez , » il m'a commandé de chanter les cantiques de Sion; mais je lui ai répondu: « Le Seigneur rompt les liens des captifs, le Seigneur éclaire les aveugles.. En un mot, pour achever la peinture que j'ai commencé à esquisser du bonheur de Bonosus et de ma misère, cet illustre solitaire est prêt à recevoir la couronne que Dieu lui destine, et moi je suis encore oteupé à implorer le pardon de mes péchés.
La conversion de ma soeur est l'ouvrage du saint homme Julianus; c'est lui « qui a planté » cet arbre, c'est à vous « de l'arroser, et le Seigneur lui donnera de l'accroissement. » Jésus-Christ l'a ressuscitée, et me l'a rendue pour me consoler de la blessure mortelle que le démon lui avait faite. Mais après tout, je ne la crois pas encore en sûreté, et comme dit le poète :
Tout pour elle me paraît dangereux.
Vous savez que la jeunesse parcourt des routes où l'on trouve des pas bien glissants; j’y suis tombé moi-même, et si vous avez été assez heureux pour en sortir, ce n'a pas été sans crainte de succomber. Tel est l'état où je vois aujourd'hui ma soeur ; dans une circonstance si difficile, elle a besoin que chacun la console et la soutienne par des avis salutaires.
Je vous conjure donc de la consoler par vos lettres; et comme « la charité souffre » tout, engagez aussi l'évêque Valérien6 à lui écrire pour la fortifier dans ses bons desseins ; car rien n'anime davantage les jeunes gens que de voir des personnes respectables leur témoigner de l'intérêt. Elle habite un pays qui est comme le centre de la barbarie; on n'y connais point d'autre Dieu que la table; on ne s'y occupe que du présent, sans penser à l'avenir: et le plus riche y passe pour le plus saint. Ajoutez à cela que ces peuples grossiers sont dirigés par le prêtre Lupicinius qui ne l'est pas moins qu'eux; « tel vase, tel couvercle, » comme dit le proverbe ; ou pour me servir du mot qui, au rapport de Lucilius, est le seul dont Crassus ait jamais ri, et qui fut dit en sa présence à l'occasion d'un âne qui mangeait des chardons : « Telles lèvres, telles laitues.» C'est-à-dire que Lupicinius est un pilote faible et ignorant qui se mêle de gouverner un vaisseau à demi brisé et faisant eau de tous côtés ; que c'est un aveugle qui conduit d'autres aveugles dans le précipice; en un mot, que le pasteur ressemble au troupeau.
Je salue votre vertueuse mère (que je regarde aussi comme la mienne) avec tout le respect que vous savez que j'ai pour elle. Quoiqu'elle marche avec vous dans les voies de la sainteté, on peut dire néanmoins qu'elle vous y a devancé, puisqu'elle a mis au monde des saints qui ont été la richesse et la bénédiction de ses entrailles. Je salue aussi vos soeurs qui sont si dignes de l'estime et de la vénération publiques. Après avoir triomphé de la faiblesse de leur sexe et des vanités du monde, elles tiennent à la main leurs lampes pleines d'huile et toujours allumées, en attendant l'arrivée de l'époux. Heureuse la maison où la veuve Anne demeure avec des vierges qui prophétisent, et deux Samuels élevés dans le temple7 ! Heureuse la famille où l'on voit la mère des Machabées, couronnée de la gloire de son propre martyre et de celui de ses enfants! Quoique vous confessiez tous les jours Jésus-Christ en gardant ses commandements, vous l'avez confessé d'une manière plus éclatante et plus glorieuse pour vous, en empêchant que votre ville ne fût corrompue par l'arianisme. Peut-être serez-vous surpris de ce qu'à la fin de ma lettre j'aborde un nouveau sujet; mais puis-je empêcher ma bouche d'exprimer les sentiments de mon coeur? Le plaisir que ,j'ai de m'entretenir avec vous m'emporte malgré moi au-delà des bornes d'une lettre. Je vous écris fort à la hâte , et vous ne trouverez aucun ordre dans mes paroles; mais l'amitié ne sait pas en avoir.
Chromatius et Eusèbe. ↩
Cet Evagre avait accompagné saint Jérôme dans sou voyage de Syrie; mais il le quitta à Antioche. Il était prêtre de cette Eglise et il en fut fait évêque à la place de Paulin en 389. Il continua toujours à venir voir et à aider saint Jérôme dans son désert. Il ne faut pas le confondre avec Evagre de Pont, fameux Origéniste et ennemi déclaré du saint. ↩
Le papier d'Égypte se faisait avec l'écorce d'un petit arbre ou d'une espèce de jonc appelé papyrus, d'où est venu le nom de papier. ↩
saint Jérôme fait ici allusion à ce que Pline rapporte, Hist., liv. XIII, chap. 11, «que Ptolémée, roi d'Egypte, jaloux de sa bibliothèque empêcha le commerce du papier, afin d'ôter aux autres nations le moyen de faire des livres; mais qu’Attalus, roi de Pergame, envoya à Rome des parchemins faits de peaux de bêtes. ↩
Bonosus s'était retiré dans une île de la mer Adriatique. Voyez la lettre à Rufin, où saint Jérôme fait l'éloge de sa vertu et la description de son désert. ↩
Évêque d'Aquilée. ↩
Saint Jérôme compare ici Chromatius et Eusèbe son frère à Samuel, leur mère à Anne, fille de Phanuel, et leurs soeurs aux filles de Philippe, diacre, que l'Ecriture appelle prophétesses. ↩
