IV.
Le point qui suit contient une maxime de l'école d'Epicure, qui est: que comme Dieu n'entre point en colère contre les crimes des hommes, aussi n'est-il point touché de leurs devoirs ni de leurs services. Epicure ayant jugé que c'était une chose indigne de la nature de Dieu de faire du mal, parce que le mal provient, pour l'ordinaire, d'un mouvement de colère et d'un désir de vengeance, il lui a ôté aussi l'inclination de faire du bien. Il a bien vu qu'on ne pouvait laisser à Dieu l'émotion de la colère et le désir de punir, sans lui laisser aussi quelque sentiment pour les bonnes actions et la volonté de leur donner la récompense qu'elles méritent. Ainsi, pour lui ôter un défaut, il lui a ôté une perfection. « C'est pour cela, dit ce philosophe, que Dieu est heureux, qu'il est incorruptible et immuable; car ne se souciant de rien et n'ayant aucune peine, il n'en fait aussi à personne. » Mais, si Dieu n'a point de mouvement comme en ont tous les êtres qui ont la vie, s'il n'a pas un pouvoir plus étendu que celui des hommes, s'il n'a ni volonté, ni action, ni fonction, il n'est pas Dieu. Quelle plus digne fonction lui pourrait-on attribuer que celle de gouverner le monde, que celle de prendre soin des créatures qui ont le sentiment de la vie, et principalement des hommes, desquels dépend tout ce qu'il y a sur la terre? De quelle béatitude pourrait jouir un Dieu qui serait toujours dans un immobile repos et dans un stupide engourdissement, qui est sourd pour ceux qui le prient et aveugle pour ceux qui l'honorent? Qu'y a-t-il qui soit si digne de Dieu, qu'y a-t-il qui lui soit si propre que d'avoir une providence qui s'étende sur toutes choses ? S'il ne se soucie de rien, et qu'il n'ait soin de rien, il n'a rien de la nature divine. Ce philosophe, qui lui ôte toute sa puissance et toute sa fonction, ne détruit-il pas son être? C'est pour cela que Cicéron rapporte que Posidonius disait qu'Épicure avait cru qu'il n'y avait point de dieux, et qu'il n'en avait parlé que pour éviter la haine publique, et qu'ainsi il reconnaît de bouche les dieux, mais qu'en effet il n'en reconnaît point, puisqu’il ne leur laisse ni fonction ni mouvement. Si cela est ainsi, qu'y avait-il de si peu sincère, et même de si captieux ? ce qui est fort indigne d'un homme grave et d'un homme sage. S'il a parlé autrement qu'il ne pensait, n'était-ce pas un dissimulé, un fourbe et un fou? Mais Épicure n'était pas si fin et si rusé que de parler de la sorte à dessein de tromper. Il parlait selon sa pensée et écrivait pour laisser à la postérité un monument éternel de ses sentiments; mais il est tombé dans l'erreur, car, ayant été trompé par une fausse proposition qui lui semblait vraie, il admit les conséquences qui en étaient tirées selon les règles du raisonnement. Cette proposition est : que la colère ne convient point à Dieu. Comme elle loi paraissait certaine et indubitable, il ne pouvait refuser d'en recevoir aussi les suites, et après avoir été à Dieu une affection, il était obligé de lui ôter toutes les autres. Quiconque ne peut-être mis en colère ne peut aussi être apaisé. Que s'il est exempt de ces deux mouvements, il l'est aussi de la crainte, de la joie, de la tristesse et de la compassion, l'agitation d'aucun de ces mouvements ne convenant non plus à Dieu que celle des autres. Que s'il n'y a point d'affection dans Dieu, parce qu'il n'y a point d'affection sans quelque sorte de faiblesse, il n'y a point non plus de providence. Voilà jusqu'où ce savant homme porte son raisonnement, car il a supprimé les autres conséquences qui se tirent nécessairement de ses principes, savoir : que Dieu ne se soucie de rien et qu'il n'est rien. Il s'est comme arrêté sur ce dernier degré, parce qu’il voyait que, s'il descendait d'avantage, il tomberait dans un précipice. Mais de quoi lui a servi ou son silence ou sa fuite, puisqu’il est tombé, malgré qu'il en eût, jusqu'au fond de l'abîme, puisqu'il a dit ce qu'il ne voulait pas dire, et puisqu'il a été emporté, par la suite nécessaire de son raisonnement, où il ne voulait point aller ? Voilà jusques où conduit l'opinion de ceux qui tiennent que Dieu n'est pas capable d'entrer en colère. Mais elle n'est presque plus soutenue de personne ; elle ne l'est que par un petit nombre de scélérats, qui s'imaginent en vain que par là ils se procureront l'impunité. Que s'il est faux que Dieu ne puisse ni entrer en colère ni être apaisé, passons à la troisième proposition que nous avons annoncée.
