X.
Ceux qui ne veulent pas avouer que le monde soit l'ouvrage de la divine providence, disent ou qu'il a été formé par le concours fortuit de certains corps, ou qu'il a été produit tout d'un coup par la seule force de la nature. Ils disent, comme Straton, que cette nature a d'elle-même la force de produire et de détruire toutes choses, bien qu'ils soutiennent d'ailleurs qu'elle n'a ni figure ni sentiment, ce qui est la même chose que s'ils disaient que le monde s'est fait tout seul et qu'il n'a point eu d'auteur. Ces deux propositions sont également fausses et éloignées de la vérité. Mais il arrive toujours que ceux qui l'ignorent disent toute autre chose que ce que la raison les obligerait à dire. Je demande premièrement où sont ces petits corps par la rencontre fortuite desquels le monde a été formé, et d'où ils viennent? qui les a jamais vus ? qui les a sentis? qui en a entendu parler ? N'y a-t-il eu que Leucippe qui ait eu des yeux et de l'esprit? Ou plutôt n'a-t-il pu été seul sans esprit et sans yeux, puisqu'il a avancé des choses plus ridicules et plus incroyables que les rêveries ni les songes ? Tous les anciens philosophes avaient cru que le monde était composé de quatre éléments. Leucippe n'a pas trouvé à propos de le croire, de peur qu'il ne semblât marcher sur les vestiges de ceux qui l'avaient précédé. Il a donc soutenu que les éléments ordinaires avaient des principes qui ne pouvaient être ni vus, ni touchés, ni être découverts par quelque sens que ce soit. Il les a figurés si menus que la pointe de l'aiguille la plus déliée ne les saurait diviser, et c'est pour cela qu'il leur a donné le nom d'atomes. Mais comme il prévoyait fort bien que, s'ils étaient tous faits de la même sorte, ils ne pourraient former une aussi merveilleuse diversité d'ouvrages que celle qui se remarque dans l'univers, il s'est avisé de dire qu'il y en avait quelques-uns qui éteint polis, d'autres qui étaient raboteux, qu'il y en avait de ronds et d'autres pointus, et qui ressemblaient à des crochets. Ne valait-il pas mieux se taire que de faire un si mauvais usage de la parole ? J'appréhende même que l'on ne juge qu'il n'y a pas moins d'extravagance à réfuter ces imaginations qu'il y en a à les avancer. Je ne laisserai pourtant pas de les réfuter de la même sorte que si elles avaient quelque chose de raisonnable. Si ces petits corps sont polis et ronds, ils ne se peuvent unir ensemble pour former un composé. Des grains de millet, étant polis comme ils le sont, ne peuvent se lier pour faire une masse. Mais il y en a, dit-on, qui sont raboteux et faits en forme de triangles et de crochets. S'ils sont en forme d'angles et de crochets, il y a des points et des parties qui avancent et qui se peuvent diviser, qui peuvent être vus et touchés. Ils volent, dit-on, et se remuent incessamment dans l'air comme la poussière qui paraît lorsqu'un rayon du soleil passe par l'ouverture d'une fenêtre. C’est de ces petits corps que naissent les arbres, les herbes et les plantes; c'est de là que naissent les animaux ; c'est de quoi le feu, l'eau et les autres êtres sont composés et en quoi ils se résolvent. Cela serait supportable si on ne faisait entrer ces faibles principes que dans la composition des petits corps ; mais prétendre que le monde entier en soit composé est l'effet de la dernière extravagante. Épicure a néanmoins trouvé moyen d'enchérir encore là-dessus en soutenant qu'il n'y a point de vide, mais qu'il y a des espaces infinis et une infinité de mondes. Quelle est donc la force de ces atomes pour pouvoir former toutes ces vastes et prodigieuses machines? Premièrement je demande quelle est la source de ces principes ; car, si c'est d'eux que toutes choses procèdent, d'où procèdent-ils eux-mêmes? et comment la nature a-t-elle pu en fournir une quantité suffisante pour faire des mondes innombrables ? Mais pardonnons-lui cette extravagance par laquelle il s'est vainement imaginé ces mondes sans nombre, et ne parlons que de celui que nous habitons. Il dit donc : que ce qui est dans le monde est composé de corps indivisibles. Si cela était, aucune espèce s'aurait besoin d'une semence particulière pour sa conservation; les œufs ne seraient point nécessaires pour faire éclore les oiseaux, ni les oiseaux pour pondre les œufs ; les animaux paraîtraient sans avoir été produits par la voie ordinaire de la génération ; et les plantes et les arbres croîtraient sans les semences que nous semons chaque jour. Pourquoi donc est-ce que les grains produisent des blés et que les blés portent d'autres grains? Enfin, si c'était le concours et l'assemblage des atomes qui composât tous les corps, il y aurait de ces corps-là qui se fermeraient dans l'air, puisqu'il est tout rempli d'atomes. Pourquoi ces atomes-là ne produisent-ils pas sans terre, sans humidité, sans racines, des arbres, des herbes et des plantes ? Il est clair que rien n'est composé d'atomes, puisque chaque chose a sa nature particulière, une semence qui lui est propre, et une manière singulière de prendre son commencement et sa naissance. C'est pourquoi Lucrèce voulant réfuter ceux qui disaient que toutes choses avaient été tirées du néant, oublia les ; atomes qu'il soutenait et dit que, s'il était possible de tirer quelque chose du néant, les semences seraient inutiles, et que chaque espèce pourrait naître de chaque chose. Il ajoute que, puisque les semences sont nécessaires pour la production des êtres, ils ne peuvent être tirés du néant. Il n'y a personne qui ne voie qu'il parlait contre le bon sens et qu'il se contredisait quand il parlait de la sorte. Car, puisque chaque chose naît d'une semence particulière, il est clair que rien n'est formé par la rencontre, ni par l'assemblage des atomes. Croirions-nous donc que ces atomes contribuent à former l'eau et le feu ? Ne voyons-nous pas sortir le feu lorsque des corps fort durs, comme le fer et les cailloux, se touchent avec violence? Y a-t-il des atomes dans ces corps-là ? Comment y ont-ils été enfermés ? S'ils y sont, pourquoi n'en sortent-ils pas d'eux-mêmes ? Comment les principes du feu se conservent-ils dans des corps aussi froids que les cailloux? Mais, pour ne plus parler ni des cailloux, ni de fer, en exposant au soleil un vase de verre plein d'eau, on fait du feu, même durant la plus grande rigueur de l'hiver ; croira-t-on qu'il y ait du feu dans l'eau, puisqu'il n'y en a pas même dans le soleil, et que les rayons de cet astre n'en font pas en été ? Quand l'haleine s'approche de la cire, qu'une vapeur touche un marbre poli ou une lame, il s'y amasse peu à peu une légère rosée. Les nuées se forment des exhalaisons de la mer et de la terre, et se dissipent aussitôt et mouillent les corps et elles se répandent, ou bien elles s'épaississent et fournissent ensuite la matière des pluies. Ou dirons-nous que ces vapeurs se soient formées? Dirons-nous qu'elles se soient formées dans une vapeur, dans l'haleine, dans le vent? Il est certain que rien ne peut demeurer dans ce que l'on ne peut ni voir ni toucher. Est-il besoin de parler des animaux, dont la structure est si merveilleuse, qu'il n'y a aucune partie qui n'ait sa place, son usage et sa beauté ? Pour peu d'attention que l'on apporte à les considérer, on reconnaîtra qu'ils ne peuvent être l'ouvrage du hasard. Mais quand nous demeurerions d'accord que les membres, les os, les nerfs, le sang et les humeurs sont faits d'atomes, de quoi dirions-nous que sont faits les sens, la mémoire, la pensée, le jugement et l'esprit. Pour les faire, il faut sans doute d'autres principes plus grands, et, si ces principes sont grands, ils ne sont pas indivisibles. De plus, si toutes les choses que nous voyons sont composées de choses que nous ne saurions voir, d'où vient que nous ne les saurions voir? Mais qui est-ce qui ne voit pas que tout ce qui est dans l'homme, soit qu'il puisse être aperçu par les yeux ou qu'il tombe sous les autres sens, est toujours fait des mêmes principes? D'ailleurs comment des atomes qui s'amassent et s'unissent par un effet du hasard peuvent-ils former un ouvrage rempli de raison. Nous voyons qu'il n'y a rien dans le monde qui n'ait été fait avec une raison admirable, et, par ce que cette raison est au-dessus de l'esprit de l'homme, à quoi la pouvons-nous attribuer plus sagement qu'à la divine providence? Dirons-nous que l'image de l'homme est un ouvrage de l'art, et que l'homme même n'est qu'un effet du hasard et qu'un assemblage formé par le concours fortuit de ses parties? Quel rapport y a-t-il entre un ouvrage de sculpture, qui représente un homme, et un homme véritable? L'art ne peut imiter que les dehors et les traits extérieurs.
La suffisance de l'ouvrier ne va pas jusqu'à donner le mouvement et le sentiment à son ouvrage. Il ne parle point de la vue, de l'ouïe, de l'odorat ni de l'usage merveilleux, soit des parties qui paraissent ou de celles qui sont cachées et internes ; mais je demande : qui est l'artisan qui a pu former le cœur de l'homme, qui a pu lui donner l'usage de la parole et lui inspirer la sagesse ? Y a-t-il donc quelqu'un qui, pour peu qu'il ait de sens, croie que l'assemblage des atomes puisse faire ce que l'homme ne saurait faire avec toute sa sagesse ? Voilà les rêveries où ces philosophes sont tombés en refusant de laisser à Dieu la gloire d'avoir fait le monde et le soin de le gouverner. Mais, quand nous leur accorderions que tous les corps terrestres sont composés d'atomes, s'ensuivrait-il pour cela que les êtres célestes le fussent aussi? Ils en exceptent les dieux, et avouent qu'ils sont incorruptibles, éternels et bienheureux. Ils ont raison de les excepter, car, s'ils les avaient soumis à cette loi comme le reste de la nature, ils les auraient assujettis à la mort, qui leur serait arrivée par la dissipation de ces parties indivisibles. Mais s'il y a quelque chose qui n'ait point été fait d'atomes, pourquoi ne dirons-nous pas que le reste n'en a point été fait non plus? De plus, je demande pourquoi, avant que le monde eût été fait de ces faibles principes, les dieux ne bâtissaient point un palais pour l'habiter. Si ces parties imperceptibles ne s'étaient assemblées pour former le ciel, les dieux n'auraient point encore de demeure et seraient comme suspendus dans un vaste vide. Par le moyen de quel conseil et de quelle sagesse est-ce donc que les atomes se sont assemblés pour affermir la terre, pour étendre le ciel au-dessus et pour y attacher les astres, dont la variété fait le plus agréable ornement de la nature. Y a-t-il quelqu'un qui, considérant ces merveilleux chefs-d’œuvre, puisse croire qu'ils ont été faits sans raison, sans sagesse et sans providence, et qu'ils ne sont rien autre chose qu'un amas de parties imperceptibles et indivisibles? N'est-ce pas une espèce de miracle, qu'il se soit trouvé un homme qui ait osé le dire, et d'autres qui aient bien voulu le croire, comme Démocrite, et depuis Épicure, qui a reçu toutes les vaines opinions de Leucippe? D'autres disent que le monde a été fait par la force de la nature, qui n'a ni figure ni sentiment. Cette opinion est encore plus insoutenable que celle de Leucippe, car si la nature a fait le monde, il faut que, pour le faire, elle ait usé de conseil et de raison ; car, pour faire quelque chose, il faut avoir de la science et la volonté de la faire. Si la nature n'a ni figure ni sentiment, comment a-t-elle pu former des êtres qui ont une figure si admirable et un sentiment à vif? Y a-t-il quelqu'un qui veuille dire que la nature a pu faire, sans connaissance, sans art, sans adresse, et par un pur effet du hasard, ou les corps des animaux, dont la structure est si subtile et si merveilleuse, ou le ciel, dont la disposition est si sagement tempérée pour les besoins des hommes? S'il y a quelque chose, dit Chrysippe, qui puisse faire ce que l’homme ne saurait faire avec toute sa raison, il faut que cette chose-là soit plus grande, plus forte et plus sage que l'homme. L'homme n'a pu faire le ciel ni les astres. Il faut donc que celui qui les a faits surpasse l'homme en adresse, en invention, en prudence et en pouvoir. Or celui-là ne peut être autre que Dieu. Si la nature que quelques philosophes prennent pour la mère de toutes choses, n'a ni connaissance ni sentiment, elle ne saurait jamais rien faire, car où il n'y a ni connaissance ni pensée, il n'y a non plus ni mouvement ni action. Mais si la nature apporte de la prudence pour commencer ses ouvrages, si elle se sert de la raison pour les ranger et les mettre en ordre, si elle fait voir son pouvoir en les achevant et en les conservant, pourquoi, au lieu de l'appeler nature, ne l'appelle-t-on point Dieu ? Si l'assemblage des atomes, ou la nature, qui est un principe qui agit sans connaissance, ont pu faire toutes les choses visibles, je demande pourquoi ils ont pu faire le ciel, et qu'ils n'ont pu faire une ville ou une maison? pourquoi ils ont pu faire des montagnes, des marbres, et n'ont pu faire ou les colonnes ou des statues? Les atomes ont sans doute pu faire ces ouvrages, puisqu'il n'y a point de manière en laquelle ils ne se placent; car pour la nature, il ne se faut pas étonner qu'elle n'en ait jamais fait, puisque ce n'est qu'une aveugle qui n'a ni lumière ni intelligence. Que dirons-nous donc ? Lorsque Dieu commença à travailler à la structure de l'univers, dont la beauté est égale à la grandeur, et qu'il mit chaque partie dans sa place et la destina à l'usage auquel elle était propre, il fit toutes les choses que l'homme n'avait pu faire, et parmi ces choses-là il fit l'homme même. En le créant, il lui communiqua une portion de sa sagesse, et loi inspira la raison autant qu'une nature aussi faible que la sienne en était capable, et il la lui inspira afin qu'il s'en servît pour se procurer les commodités qui lui seraient nécessaires. Si dans la république de ce monde (il est permis de parler ainsi) il n'y a point de Dieu dont la providence le gouverne, et si la nature est privée de connaissance et de sentiment, d'où croirons-nous que procède l'homme, cette nature si intelligente et si éclairée ? Si le corps vient de la terre, d'où il tire son nom aussi bien que son origine, par qui l'âme, qui le conduit et qui l'anime, qui ne peut être vue ni touchée, y aura-t-elle été envoyée, si ce n'est par une nature très intelligente et très sage? Il faut sans doute que Dieu gouverne le monde, de la même sorte que l'âme gouverne le corps. Car quelle apparence qu'une nature aussi petite et aussi basse que le corps de l'homme soit gouvernée par une intelligence, et qu'une machine aussi vaste et aussi excellente que l'univers ne le soit par aucune ? C'est pourquoi Cicéron dit dans les Questions Tusculanes et dans le livre de la Consolation, que l'on ne saurait trouver sur la terre le principe d'où l'âme procède. « Il n'y a point, dit-il, dans elle de mélange ni de composition; il n'y a rien qui puisse être formé de la terre ni de l'humidité de l'eau, ni qui tienne de la nature de l'air on du feu. Car on ne trouve rien dans tous ces corps qui contienne la mémoire, la pensée, et l'esprit qui rappelle le passé, qui connaît le présent et qui prévoit l'avenir, ce qu'il ne pourrait faire s'il n'avait quelque chose de divin. D'où lui viendrait cette intelligence, si elle ne lui venait de Dieu même? » Puisque, à la réserve de deux ou de trois philosophes, qui se sont en vain éloignés de la vérité, tous les autres conviennent que le monde est gouverné par la providence du seul Dieu par la puissance de qui il a été tiré du néant, puisqu'il n'y a plus personne qui préfère ou les imaginations de Diagoras et de Théodore, ou les songes de Leucippe, ou la témérité de Démocrite et d'Épicure, à l'autorité des sept anciens qui ont mérité le nom de sages, ni a celle ou de Pythagore, ou de Socrate, ou de Platon, ou des autres grands personnages qui ont reconnu une providence, il n'y a rien de si faux que la pensée de ceux qui croient que la religion n'a été inventée que par les politiques, à dessein d'imprimer de la terreur au peuple, et d'empêcher par ce moyen que les ignorants ne s'abandonnassent à toutes sortes de crimes. Si cela était, les anciens sages nous auraient trompés. Que s'ils avaient eu intention de nous tromper et qu'ils n'eussent inventé la religion que pour engager le genre humain dans l'erreur, ils n'auraient pas été sages, parce que la sagesse ne saurait s'accorder avec l'imposture. Mais supposons qu'ils aient été sages, comment ont-ils pu débiter leurs mensonges avec assez d'adresse et avec assez de succès, pour surprendre non seulement les ignorants, mais Platon, Pythagore, Zénon, Aristote, et pour imposer à des hommes aussi éclairés qu'ont été ces chefs célèbres des sectes principales? Il faut donc demeurer d'accord avec ces grands hommes : qu'il y a une providence qui a tiré du néant tout ce que nous voyons, et qui le gouverne. Des corps si vastes dans leur grandeur, rangés dans un si bel ordre, si justes dans leurs mouvements et si stables dans leur durée, n'auraient pu être faits sans l'industrie d'un ouvrier très habile, ne pourraient être conservés sans le soin d'un gardien très vigilant, ni gouvernés sans la sagesse d'un souverain très éclairé. Cette vérité est évidente ; car tout ce qui a de la raison ne peut procéder que d'un principe qui en ait aussi. Or la raison ne peut convenir qu'à une nature qui a du sentiment et de la sagesse, et cette nature-là ne peut être autre que Dieu. Que si le monde a été créé avec raison, et si c'est encore par la raison qu'il est gouverné, c'est une preuve certaine qu'il n'y a que Dieu qui en puisse avoir été l'auteur. Que si Dieu est l'auteur et le gouverneur du monde, il n'y a rien de si justement établi que la religion, puisqu'il n'y a rien qui soit tant dû que l'honneur et le respect que l'on rend au Créateur et au père commun de tous les êtres.
