V.
On croit que le sentiment que les stoïciens ont de Dieu est un peu plus supportable quand ils disent que Dieu est propice aux hommes, mais qu'il n'entre point contre eux en colère. Il faut avouer que l'on est favorablement écouté du peuple quand on soutient que Dieu n'est pas capable de cette faiblesse, de croire avoir été offensé, d'en être ému, d’en être troublé et d'en entrer en fureur. En effet, si la colère ne convient pas à un homme grave ni à un homme sage, puisqu'elle est comme une tempête qui agite l'âme et qui trouble sa tranquillité, qu'elle met l'ardeur dans les yeux, le tremblement dans la bouche, le bégaiement dans la langue, la confusion, la rougeur et la pâleur sur le visage, elle convient beaucoup moins à Dieu. Que si un prince qui a une puissance de quelque étendue fait d’horribles désordres, quand il s'abandonne à la colère, s’il répand le sang, s'il rase les villes, s'il extermine les peuples et désole les provinces, Dieu, qui dispose de l'empire de l'univers, ne le détruira-t-il pas absolument, s'il est capable d'entrer en colère ? Il faut donc éloigner de lui un mal si pernicieux et si funeste. Que s'il est exempt d'un mouvement si peu réglé et si peu honnête, et qu'il ne fasse mal à personne, que reste-t-il, sinon qu'il est doux, tranquille, propice et bienfaisant ? C’est ainsi qu'il sera le père commun de tous les hommes, et que l'on pourra dire véritablement d'une nature aussi excellente que la sienne, que sa bonté sera égale à sa grandeur. En effet, si parmi les hommes on loue ceux qui servent plutôt que ceux qui nuisent, ceux qui sauvent la vie plutôt que ceux qui l’ôtent, si on les chérit, si on les comble de bénédictions et si on les regarde comme des dieux, n'est-il pas juste de croire que Dieu, qui a toutes les perfections sans aucun défaut, répand continuellement ses grâces et ses faveurs sur les hommes ? Il fait avouer que ce discours est spécieux et propre à s'insinuer dans l'esprit du peuple. Il est vrai aussi que ceux qui y ajoutent créance approchent de plus près que les autres de la vérité ; mais ils ne laissent pas de se tromper en quelque point, pour n'avoir point fait assez d'attention sur ce sujet. Car, si Dieu n'entre point en colère contre les impies, il n'aime point les gens de bien. Ainsi ceux qui lui ôtent l'inclination de faire grâce, de même que le mouvement de la colère, parlent plus conséquemment en soutenant leur erreur, puisqu'il est certain que, dans les rencontres des objets opposés et contraires, il faut ou se porter vers tous les deux, on ne se porter ni vers l’un ni vers l’autre. Il faut, par exemple, que celui qui aime les gens de bien haïsse les méchants, et que celui qui ne hait point les méchants, n'aime point les gens de bien, parce que l'amour que l'on a pour les gens de bien vient de la haine que l'on a pour les méchants, et la haine que l'on a pour les méchants vient de l’amour que l’on a pour les gens de bien. Personne n'aime la vie qui ne craigne la mort, personne ne cherche la lumière qui ne fuie les ténèbres. Ces choses ont ensemble une raison si étroite qu'elles ne se peuvent séparer. Si un maître à deux serviteurs dont l’un soit bon et l'autre mauvais, il n'a pas pour tous les deux les-mêmes sentiments et ne les traite pas tous deux de la même sorte, et, s'il le faisait, il serait extravagant et injuste. Il parle au bon avec douceur ; il lui confie la conduite de sa maison. Il châtie l'autre de parole et d'action, le met dans les fers et lui fait souffrir la nudité, la faim et la soif, et en use ainsi afin que le châtiment de celui-ci détourne les autres de faire du mal et que l'exemple de celui-là les porte à faire du bien. Quiconque donc a de l'amour a aussi de la haine, et quiconque a de la haine a aussi de l'amour, parce qu'il y a des personnes qui méritent d'être aimées et qu'il y en a d'autres qui méritent d'être haïes. Or, comme celui qui a de l'amour fait du bien à ceux qu’il aime, aussi celui qui a de la haine fait du mal à ceux qu'il hait. Cet argument est convaincant et ne souffre aucune réponse. L'opinion de ceux qui laissent à Dieu le mouvement de l'amour et qui lui ôtent celui de la haine est donc une opinion vaine, et aussi fausse que cette qui le prive de l'un et de l’autre de ces mouvements. Mais il y a un point où les premiers ne se trompent pas, comme nous l'avons déjà dit, qui est celui par lequel ils laissent à Dieu l’inclination de faire du bien. Les seconds, ayant admis un faux principe, en tirent une fausse conséquence et tombent dans l'erreur. Ils ne devaient pas raisonner comme ils font, ni dire: puisque Dieu n'entre point en colère, il ne se laisse point apaiser; mais ils devaient raisonner ainsi : puisque Dieu se laisse apaiser, il faut qu'il entre en colère. Car si le premier point, savoir que Dieu n'entre point en colère, était certain, il faudrait examiner le second. Mais, le premier étant douteux, le second est presque certain; car c'est une prétention extravagante de vouloir renverser une maxime certaine par une qui n'est que douteuse, au lien qu'il faut appuyer celles qui sont douteuses par celles qui sont certaines.
