XIII.
Quiconque considérera avec attention la disposition de l'univers, reconnaîtra sans peine que les stoïciens ont eu raison de croire qu'il a été mis en faveur de l'homme. En effet, toutes les parties qui le composent et toutes les productions qui en naissent, sont propres à notre usage, et contribuent à notre service. Le fin nous fournit la lumière qui nous éclaire et qui nous conduit durant la nuit, et la chaleur qui nous échauffe, qui cuit nos aliments, et qui forge le fer et les métaux. L'eau des fontaines nous fournit de quoi boire et de quoi nous laver. Les fleuves servent à arroser les campagnes et à séparer les États. La terre nous produit une merveilleuse diversité de fruits. Les collines portent les vignobles. Les montagnes sont couvertes de forêts, et les plaines de moissons et de pâturages. La mer ne nous sert pas seulement à entretenir le commerce et à transporter les marchandises étrangères, elle nous donne des poissons de toutes espèces. Que si l'homme tire tant de commodités des éléments dont il est si proche, il ne faut pas douter qu'il n'en tire aussi beaucoup du ciel, puisque le ciel contribue notablement a la fertilité de la terre, qui lui donne tout ce qui lui est nécessaire pour entretenir sa vie. Le soleil tourne chaque année dans des espaces inégaux par un mouvement continuel ; en se levant, il fait naître le jour, qui est destiné au travail, et en se couchant, il amène la nuit, qui est destinée au repos; en s'approchant tantôt du midi, tantôt du septentrion, il produit la diversité des saisons, a la faveur de laquelle la terre est engraissée par les pluies et par les neiges durant l'hiver, et les fruits sont mûris par la chaleur et adoucis durant l'été. La lune, qui préside à la nuit, er qui en dissipe l'obscurité par sa présence, qui prend chaque mois diverses faces, favorise les voyages et les travaux que l'on ne pourrait faire sans de grandes incommodités, pendant l'ardeur du jour ; car il est certain que le temps de la nuit est plus propre, comme a dit le poète:
Pour couper les moissons, pour faucher les prés et pour faire plusieurs ouvrages dans les maisons.
Les autres astres sont aussi d'un grand usage : ils servent à conduire les vaisseaux sur la vaste étendue des mers, et montrent au pilote le chemin par où il peut arriver au port. Les vents attirent les nuées, d'où sortent les pluies qui arrosent les campagnes et qui produisent l'abondance. Toutes ces choses arrivent en différentes saisons et par un ordre réglé et continuel, afin que les hommes ne manquent jamais de ce qui leur est nécessaire pour la conservation de leur vie. Il est vrai que la terre nourrit les animaux aussi bien que les hommes, ce qui donne lieu de demander si, quand Dieu a travaillé à la création du monde, il a eu l'intention qu'il servît à leur usage. Il n'a point eu intention qu'il leur servît, puisqu'ils n'ont point de raison, et qu'il les a faits eux-mêmes pour le service de l'homme, pour le nourrir, pour le vêtir et pour le soulager dans son travail. Ainsi, il est clair que la divine providence a pris un soin tout particulier de fournir à l'homme, en abondance, tout ce qui pouvait contribuer à sa commodité, et que c'est pour cet effet qu'elle a rempli l'air d'oiseaux, la mer de poissons, et la terre d'animaux de toutes sortes d'espèces. Lorsque les académiciens disputent contre les stoïciens, ils ont accoutumé de demander pourquoi, s'il est vrai que Dieu ait tout fait en faveur de l'homme, il a permis qu'il y eût tant de choses sur la mer et sur la terre qui lui sont nuisibles et pernicieuses. A quoi les stoïciens ont fort mal répondu, pour n'avoir pas eu assez de soin d'examiner la vérité. Ils ont répondu: qu'il y a dans les animaux plusieurs utilités secrètes, qui ne se découvrent que par le temps, el qui ne se reconnaissent que par l'expérience. Mais quelle utilité y a-t-il dans les rats, dans les vers, dans les serpents, qui ne sont propres qu'à nuire à l'homme? Y a-t-il dans ces animaux-là quelques remèdes cachés? et qu'était-il besoin de chercher ces remèdes-là contre le mal qu'ils font, puisque c'est de ce mal qu'on a sujet de se plaindre ? On dit qu'une vipère brûlée et réduite en cendres guérit les morsures qu'elle a faites. Mais n'aurait-il pas été plus expédient qu’il n'y eût jamais eu de vipère, qui pût ni blesser par ses morsures, ni en guérir. Ils pouvaient donc faire une autre réponse, et plus courte et plat véritable, en disant: que Dieu ayant créé l’homme à sa ressemblance, comme le principal de ses ouvrages, il lui inspira à lui seul la sagesse, afin qu'il commandât au reste des créatures, et qui se servit de tout ce qu'il trouverait dans l’univers. Il lui proposa en même temps le bien et le mal, afin qu'il le discernât par la lumière de la sagesse qu'il avait reçue. C'est en quoi consiste l'usage de cette sagesse; car on ne saurait connaître le bien et l'embrasser, qu'on ne sache aussi connaître le mal et le rejeter. Ce sont des contraires qui sont comme inséparables. Quand on les propose à l'homme, s'il choisit le bien et s'il rejette le mal, il fait un bon usage de a raison. Comme le bien lui a été donné afin qu'il en jouit, le mal lui a aussi été proposé afin qui l'évitât. Si l'homme n'avait point de mal à craindre ni de péril à éviter, il n'aurait point d'occasion de faire paraître sa sagesse, ni même de besoin d'en avoir. Si on ne lui proposait jamais que du bien, à quoi lui serviraient l'esprit, l’entendement, la raison et la science? Il ne pourrait rien choisir qui ne lui fût propre et convenable. Si quelqu'un apprêtait un grand festin à des enfants, chacun d'eux prendrait les viandes vers lesquelles son inclination ou le hasard le porteraient, et aucun ne prendrait rien qui ne fût agréable à son goût et utile à sa santé. La faiblesse de leur discernement dans leur bas âge ne leur apporterait aucun préjudice. Mais si, parmi la diversité des mets dont la table serait couverte, on en mêlait d'amers, de dangereux, d'empoisonnés, alors ils seraient trompés par le défaut da discernement nécessaire pour choisir les bons et pour laisser les mauvais. Il est donc clair que le discernement et la sagesse sont nécessaires pour éviter le mal, et que s'il n'y avait point eu de mal dans le monde, nous n'aurions point eu besoin de la sagesse. Voilà une raison très solide, que les stoïciens n'ont point connue.
Quant à l'argument des épicuriens, il est aisé de le détruire. Ils le proposent de cette sorte : ou Dieu veut ôter le mal et ne le peut, ou le peut et ne le veut, ou il ne le veut ni ne le peut, ou le veut et le peut. S'il le veut et ne le peut, c'est une faiblesse qui ne convient point à un Dieu. S'il le peut et ne le veut pas, c'est une jalousie qui ne convient non plus à Dieu que la faiblesse. S'il ne le veut et ne le peut, c'est et faiblesse et jalousie tout ensemble. S'il le veut et le peut, pourquoi ne l'ôte-t-il pas, et d'où vient qu'il y a tant de maux dans le monde ? Je sais qu'il y a plusieurs philosophes qui se laissent embarrasser de cet argument, et qui, en étant poussés, avouent, comme malgré qu'ils en aient, que Dieu ne prend aucun soin, qui est ce que prétend Épicure. Mais il ne nous est que trop aisé, à nous qui connaissons la vérité, de répondre à ce raisonnement captieux. Nous disons donc que Dieu veut tout ce qu'il lui plaît, et qu'il est également incapable et de faiblesse et de jalousie. Il peut ôter le mal et ne le veut pas, et n'a point pourtant de jalousie. Il laisse le mal dans le monde; mais en le laissant, il donne à l'homme la sagesse, qui lui est plus avantageuse que le mal ne lui saurait être dommageable. La sagesse nous donne la connaissance de Dieu, et cette connaissance nous conduit à l'immortalité, qui est le souverain bien. Nous n'aurions pas cette connaissance-là du bien, si nous n'avions celle du mal. Épicure, ni aucun autre philosophe, n'a pu découvrir ce secret, ni reconnaître qu'en ôtant le mal, on ôterait la sagesse, et on ne laisserait pas à l'homme le moindre reste de vertu, puisque la vertu consiste uniquement à surmonter et à vaincre le mal. Ainsi ces philosophes, qui nous veulent délivrer du mal, nous privent de l'avantage incomparable de la sagesse. Il faut donc demeurer d'accord que Dieu a également proposé et le bien et le mal à l'homme.
