CHAPITRE IV. RIGUEURS CORPORELLES
Les violences exercées contre le corps sont le scandale de moralistes qui par ailleurs aiment à constater l'efficacité de la morale religieuse.
Nous n'atténuerons pas les charges qui sont relevées de oe chef envers les héros de l'ascèse, mais nous faisons observer à ceux qui se posent en juges, qu'ils doivent faire leur enquête sur les lieux, apprécier l'influence du ciel, du climat, d'habitudes auxquelles nous sommes étrangers, et faire un voyage plus long encore et plus malaisé en remontant le cours de quinze siècles.
Dans cette Egypte où surgissaient en foule les vocations monastiques, on ignorait les requêtes des petites santés qui devaient émouvoir François de Sales et lui inspirer la fondation d'un ordre nouveau. Avez-vous bien mesuré le poids qui incombait à la vie ordinaire des travailleurs, la force de résistance de leurs organismes, et ce que permettent le climat, les traditions, les habitudes? Telle privation de nourriture qui paraît nuisible et irréalisable chez des ouvriers de Paris, mais c'est le régime des égyptiens d'aujourd'hui pendant le ramadan et pendant les carêmes que multiplie le calendrier copte.
Si votre délicatesse est choquée de certains accrocs à nos lois de l'hygiène prenez garde de glisser dans le formalisme pharisaïque de la pureté extérieure! Le culte de la propreté est du domaine de ces vertus dont l'appréciation est éminemment relative. Supporterait-on aujourd'hui à table les manières de ceux qui au IVe siècle ont donné les lois de la politesse française? Et nous, qui recueillons les messages de la tour Eiffel, ne paraîtrions-nous pas de race inférieure au paysan hollandais qui nous jugerait uniquement d'après la tenue de nos wagons et de nos salles d'attente?
Enfin, dans l'évaluation des dommages causés à la nature physique, on ne peut négliger les cas nombreux de longévité extraordinaire enregistrés dans les vies des Pères les plus dédaigneux des soins du corps, comme Macaire l'Égyptien qui dépassa la centaine, comme Arsène qui atteignit 120 ans.
Cela dit, non pour plaider les circonstances atténuantes, mais pour rappeler la considération des détails concrets qui s'impose au juge, au casuiste, et à l'historien de la morale.
L'efficacité de ces exemples nous est suffisamment attestée et ne doit pas être méconnue, même de ceux qui ne lient pas leur enseignement moral à la foi dogmatique.
« N'attendez pas, dit le pasteur Wagner1, que je vienne faire ici le procès de l'ascétisme lui-même. En sa source pure et profonde, rien n'est plus digne de notre vénération. L'ascète est celui qui a compris que, pour atteindre un but élevé, il faut ramasser toutes ses forces, aiguiser sa volonté comme une pointe d'acier et aller droit devant soi en sacrifiant tout le reste.
« L'ascète est encore celui qui a compris que tous les hommes sont solidaires, il prie toujours parce que certains ne prient jamais; il jeûne parce que d'autres mangent et boivent trop ; il pratique la chasteté absolue parce que la vie sexuelle détournée de son but, est devenue pour plusieurs une source empoisonnée.
« Loin de moi de méconnaître la nécessité d'une telle protestation contre notre aveuglement, nos vices, la tendance perpétuelle des hommes à glisser dans la vulgarité.
« Debout sur sa stèle (sic) et dressé comme un symbole perpétuel, je salue le stylite immobile et muet. Je le salue dans le jour, parmi des foules acharnées à la poursuite de l'or, je le salue dans le soir au sein de la ruée des plaisirs. Et dans les pâles rayons du matin, lorsque la même aurore éclaire les viveurs qui rentrent de l'orgie, le travailleur qui reprend son outil, l'opprimé qui retrouve son joug, je le salue encore, témoin incorruptible et rectiligne de l'ordre éternel de Dieu, en face d'un état de choses dévoyé et tortueux. »
Celui qui donne des leçons de morale parlera en vain, s'il n'atteint pas la volonté. Or il n'est pas de discours, d'exhortations véhémentes, d'exposé pathétique capable, comme ces leçons silencieuses, de faire rougir les lâches et de redresser les courages.
Qu'on ne s'attarde pas à souligner tel geste trop brusque, telle insistance trop dure, telle faute de goût; on montrerait que ce n'est pas aux exagérations qu'on en veut, mais à la doctrine elle-même plus énergiquement affirmée.
Qu'avec la nécessité de se faire une âme forte ils proclament aussi le dogme du péché, de la solidarité entre les âmes, que leur élan soit soutenu par la vue des biens transcendants et du Sauveur crucifié qui les a remis à leur portée, nous n'y contredirons pas. L'unité de l'âme n'est pas atteinte par la diversité des buts secondaires qu'elle poursuit, lorsque son activité est maintenue par une conviction dominante. A quelque moment qu'on saisisse et qu'on essaye d'isoler un acte de vertu chrétienne, on le retrouve lié aux éléments fonciers du dogme. L'ascète chrétien donne un enseignement de morale naturelle lors même qu'il est excité et soutenu par l'ambition de se crucifier avec son rédempteur. Cette connexion, dont la logique formelle ne rend pas compte, apparaissait aux admirateurs et aux disciples du Stylite. Qu'ils vinssent du judaïsme ou du paganisme, ils avaient la révélation d'une force supérieure et ils étaient amenés à mettre en question l'attitude religieuse qu'ils avaient eue jusque-là.
Avec les récits des pénitences de Macaire, nous versons donc au procès, si l'on veut s'ériger en tribunal, les documents les plus accusateurs. On y verra l'emploi le plus impitoyable des moyens de réduire les sens rebelles, les veilles, les jeûnes, les positions crucifiantes, l'abandon sans défense à la chaleur brûlante, au froid de la nuit, même à la cruauté des insectes et des animaux.
Nous aurions pu ne pas introduire ici Siméon le Stylite, car c'est la doctrine et la vie des Pères Égyptiens, les premiers Pères du désert, les maîtres authentiques, que nous entendons exposer. lis n'ont pas encouragé les outrances bizarres auxquelles se livrèrent les Syriens, et même ils condamnèrent la singularité des stylites. Remarquons cependant que notre imagination ne doit pas être égarée par la description sommaire des narrateurs. Les dévots de Siméon n'emportaient pas l'image d'une statue immobile sur sa colonne; et nous serions plus près de la vérité en nous le figurant comme le veilleur au faîte de la tour effilée du donjon.
Ne nous laissons donc pas rebuter par l'accent barbare. Allons au fond de la question ! Il n'y a pas d'embarras pour nous à l'aborder. Quelle est la raison de ces prises d'armes, à qui en veulent-ils?
La raison de l'ascèse, Dorothée la donne en montrant son corps : « Il veut me tuer, je le tue. » Bien que l'expression « la chair du péché » ne désigne pas seulement le corps, c'est bien par cette partie du composé qu'est transmis le funeste héritage, c'est l'ennemi qui se manifeste le premier et qui est toujours actif ou prêt à l'attaque.
Ce conflit entre des tendances naturelles et les combats qu'il doit entraîner, nous force à considérer le mystère que nous portons en nous-mêmes. Saint Grégoire exprime avec éloquence son étonnement : « Quel est, ô mon Dieu, ce prodigieux mélange et cet assemblage funeste de passions si contraires ? Comment une môme chose peut-elle titre en même temps l'objet de mon affection et de mon aversion ? »
Cependant ne prenons pas l'excuse de notre embarras à expliquer ces contradictions, pour nous dispenser d'obligations certaines. Quelle que soit la réponse sur l'origine de la guerre, l'ennemi menace, il faut préparer le combat.
Le corps est le siège de la gourmandise et de la luxure, ces vices que les Pères désignent tout d'abord à la valeur des guerriers.
Le premier combat que nous ayons à engager est contre l'intempérance de la bouche. Cassien le compare à une épreuye éliminatoire ; celui qui veut être admis parmi les athlètes doit établir sa qualité d'homme libre et triompher dans une première série de combats.
Il ne s'agit pas seulement d'éviter l'ivresse et les grossiers excès de table.
Le mot gourmandise qui correspond à la « gastrimargia », la folie du ventre, dans la liste des péchés capitaux, désigne plutôt les péchés mignons du gourmet que la gloutonnerie et la crapule. Si les Pères employaient une expression plus forte, ils n'avaient pas seulement en vue de prémunir contre des excès répugnants. Ils ne s'attardaient pas à dénoncer les orgies et les scènes d'ivresse, mais ils s'adressaient surtout à ceux qui ont le souci de la décence et de la dignité personnelle, souci compatible avec des faiblesses de dangereuse conséquence.
Ils s'en prennent au prince des cuisiniers Nabuzardan, car sans le culte de la bonne chère, le temple du Seigneur n'aurait pas eu à souffrir.
Illusion de prétendre rester chaste dans une vie de délices. Tous les maîtres avec Cassien dénoncent la complicité de la gourmandise avec la fornication. « Vouloir suivre les conseils de son estomac et vaincre l'esprit de luxure, c'est vouloir éteindre l'incendie en versant de l'huile... »
Le jeûne est seulement l'une des armes des ascètes. Ils usent de tous les moyens de faire souffrir leur chair.
En leur voyant réaliser leur plan de campagne, ne perdons pas de vue le but qu'ils veulent atteindre.
Ces deux jeunes hommes qui se laissent mourir de faim plutôt que de toucher aux figues qu'ils portent en présent, ne donnent pas une marque de bon jugement, mais ils livrent un magnifique exemple de la fermeté à tenir une résolution.
Peut-on être insensible devant la force d'âme d'Etienne le Lybien qui continue paisiblement son travail, tandis que le chirurgien promène le fer dans les chairs vives?
Heureux ceux à qui la maîtrise atteinte par ces grands hommes ne fait aucun reproche!
La domination parfaite sur les facultés sensibles n'est elle-même qu'un moyen, le but c'est la félicité la plus parfaite ; l'athlète goûte déjà des joies pures et tranquilles en dirigeant son regard vers la Jérusalem céleste.
Saint Pacôme qui nous apparaît comme le héros de la douceur, le modèle de supérieur condescendant à toutes les faiblesses, a été fidèle aux leçons d'austérité de Palémon et n'est pas d'une autre école.
Aussi bien, les Pères ne permettent pas qu'on leur objecte le manque de forces, le goût de la vie ordinaire, les occupations d'état incompatibles avec les sévérités qu'ils pratiquent eux-mêmes. savent proportionner les privations et macérations aux forces physiques et morales.
Ils nous relatent des traits comme celui du moine qui résiste à la séduction du concombre frais cueilli qu'on vient de lui apporter. Qui prétendra que cette ascèse le dépasse?
On peut manger beaucoup et être plus parfait que d'autres qui, mangeant très peu, se rassasient. Un régime de petites privations fidèlement observé est préférable à des prouesses passagères.
Par cette régularité, par la continuelle dépendance qui ne peut manquer de les souvent contrarier, les cénobites compenseront les pratiques en apparence plus sévères et mortifiantes des anachorètes. Et les séculiers eux-mêmes peuvent remplir le programme que donne l'archimandrite Dorothée.
Les ennemis les plus irréductibles des complaisances sensuelles connaissaient déjà cet esprit catholique qui marque la solennité des grandes fêtes par un adoucissement de régime. Suivant une très ancienne tradition, le jeûne était interrompu les samedis et les dimanches, et aussi pendant la période de 50 jours entre Pâques et la Pentecôte, auxquels temps pn ne se mettait pas à genoux pour prier. L'abbé Théonas, de crainte que la mauvaise nature ne profite de cette indulgence, recommande de changer seulement l'heure du repas, et non la quantité ni la qualité de la nourriture. Cependant l'admission de friandises et de légers suppléments les jours de fêtes s'étendit bien vite, et la satire de Climaque nous fait voir que de son temps elle était devenue d'usage général.
Morale religieuse et morale laïque, leçons faites à l'École des Hautes Etudes Sociales, par MM. Allier, etc... Paris, 1014, p. 212. ↩
